Témoignage d'Yves Lyon-Caen sur les relations entre Pierre Mauroy et Michel Rocard
Yves Lyon-Caen, Mars 2022
Yves Lyon-Caen, qui a été directeur adjoint du cabinet de Michel Rocard à Matignon, avait, au début du premier septennat de François Mitterrand, été conseiller technique au cabinet de Pierre Mauroy, chargé de l’agriculture. A ce titre, il s’est trouvé aux premières loges pour observer les relations profondes et complexes qui liaient les deux dirigeants socialistes. Il nous livre ici son témoignage :
Lorsqu’en juillet 83, Michel Rocard est nommé Ministre de l’agriculture, Pierre Mauroy accueille cette décision de François Mitterrand avec amusement et soulagement.
Avec amusement, car à ses yeux Michel est l’ incarnation même du monde urbain et intellectuel, à l’opposé de l’homme de terrain, imprégné de ruralité, qu’attend le monde agricole.
Avec soulagement, car s’achève ainsi une période très pénible où Édith Cresson a embarqué le gouvernement dans une confrontation stérile avec le syndicalisme agricole.
Pierre Mauroy porte à Michel Rocard une profonde affection, qui lui donne le désir de le protéger contre son impétuosité, voire sa témérité. Il est sceptique sur la réussite de Michel, d’autant qu’il reste très marqué par l’agriculture de son enfance, celle du monde de ses grands-parents :l’agri- culture laitière de la Thiérache et de l’Avesnois, aux paysans prospères, catholiques de droite, que tout oppose à l’homme de gauche, laïc, qui passait ses vacances chez ses grands-parents dans une communauté ouvrière.
Il sous-estime l’étonnante capacité de Michel à s’adapter à tous les milieux, à s’approprier leur mode de pensée, à créer des liens de sympathie et de complicité avec ses « meilleurs » adversaires.
Il va, peu à peu, le découvrir.
Michel de son côté sait qu’il peut compter sur la bienveillance de Pierre Mauroy . J’ai souvent été voir le Premier Ministre pour lui expliquer les arbitrages demandés par Michel, en conflit avec tel ou tel Ministre- et je peux témoigner que Pierre Mauroy avait le sincère désir d’aider Michel – et à travers lui le gouvernement - à reconquérir l’estime du monde agricole .
Si l’entente amicale et humaine est réelle, tout les oppose au plan intellectuel ! Pierre Mauroy croit que toute solution est « politique »et passe par la parole . Michel, lui, construit sur l’expertise technique et sur l’action .
Le dossier européen montre que ce qui les réunit est plus fort que ce qui les sépare.
Pierre Mauroy est sceptique devant les acrobaties techniques et les habilités humaines qu’imagine Michel, qui préside le Conseil des Ministres de l’agriculture, pour sortir par le haut de la crise européenne de février 1984. C’est en effet l’époque où la politique agricole commune est paralysée par l’accumulation des sujets non réglés :démantèlement des montants compensatoires monétaires, mise en place des quotas laitiers, explosion du cout de la distillation des excédents viticoles. Michel est devenu en quelques semaines un expert de ces questions et a multiplié les échanges avec ses collègues européens. Il croit qu’une issue est possible. Pierre Mauroy hésite . Et pourtant, lors du comité interministériel de février 1984, qui examine le paquet final à proposer par la Présidence française, il soutient Michel, qui préfère menacer d’annuler le Conseil plutôt que de renoncer à un possible accord global, comme le préconise Claude Cheysson .
Cette capacité de Michel à faire aboutir des dossiers insolubles, Pierre Mauroy va la découvrir en mai 1984 à ses dépens sur le dossier de l’enseignement .
Lui, qui piétine depuis 3 ans sur la construction du compromis historique avec l’enseignement privé, est surpris par l’ingéniosité et le déminage politique que Michel a orchestrés pour parvenir en quelques mois ( et dans la discrétion) à un accord sur l’enseignement agricole public et privé. Cet accord l’agace …. car il met en lumière les erreurs stratégiques du gouvernement dans ses négociations avec l’enseignement privé. Mais il n’aura pas le temps d’en tirer les leçons, et démissionnera quelques semaines plus tard, en juillet 1984, ayant échoué à faire aboutir un ultime compromis entre le monde laïc et l’enseignement privé .