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Entre principes et choix tactique, quand Michel Rocard démissionnait de son poste de ministre de l’agriculture

Gérard Grunberg, Avril 2020

Quand s’ouvre l’année 1985, la situation du pouvoir socialiste est très préoccupante. L’année précédente, le départ de Pierre Mauroy de Matignon, les élections européennes qui ont vu l’opposition UDF-RPR obtenir deux fois plus de sièges que le PS, la mobilisation pour la défense de l’enseignement privé qui a provoqué l’abandon du projet du « grand service public unifié et laïque de l'éducation nationale », ont marqué une césure dans le septennat de François Mitterrand. A une année des élections législatives de 1986, les perspectives sont très sombres pour les socialistes alors que la cote du président de la République (IFOP) est à son plus bas niveau avec à peine plus de 30%. Dans cette conjoncture politique, la situation personnelle de Michel Rocard n’est guère meilleure. Membre du gouvernement mais sans véritable pouvoir d’influence, il est entraîné par le courant descendant. Alors qu’il envisage de se présenter à l’élection présidentielle de 1988, sa cote d’avenir SOFRES recule. Face au risque de banalisation politique qui est réel il lui faut donc retrouver une marge d’action d’une manière ou d’une autre.

C’est alors que surgit la question du mode de scrutin législatif dans le débat politique. François Mitterrand, face à la forte probabilité d’une défaite socialiste aux élections législatives de l’année suivante, risque fort, avec le mode de scrutin en vigueur, majoritaire à deux tours, de voir une majorité absolue UDF-RPR s’installer à l’Assemblée nationale. Dans ce cas, pour la première fois sous la Cinquième République, un président de la République se retrouverait avec une majorité parlementaire hostile. Pourrait-il alors demeurer à son poste ? François Mitterrand, qui est bien décidé à rester à l’Elysée, estime qu’il lui faut tenter d’empêcher une telle majorité de se former. Or le mode de scrutin majoritaire la rend presque inévitable. Le seul moyen de limiter au maximum cette future majorité est selon lui de remplacer ce mode de scrutin actuel par un mode de scrutin proportionnel ; ce changement permettrait la formation d’un groupe parlementaire du Front national, crédité d’environ 10% des suffrages, au détriment de l’opposition principale. Il fait donc part à ses ministres de son intention de procéder à ce changement.

Dans une période politique différente, une telle décision n’aurait pas créé de grands débats au sein du parti socialiste dans la mesure où ce parti est depuis l’origine partisan du scrutin proportionnel. Mais cette fois-ci, la forte dimension tactique du projet du président ne peut que heurter nombre de socialistes qui voient d’abord dans la manœuvre moins l’intention de limiter la victoire de l’opposition principale que l’opportunité donnée à l’extrême-droite de disposer d’une représentation parlementaire notable, alors que le Front national demeure aux yeux de la gauche et au-delà un parti hors consensus républicain. 

Michel Rocard, opposé à cette modification du mode de scrutin, annonce sa démission du gouvernement par une dépêche AFP le 4 avril 1985 à 2 h 27 du matin. Le lendemain matin, il développe dans une lettre manuscrite adressée au président de la République les raisons de sa démission. Il écrit notamment : « Comme je l'ai dit au conseil des ministres d'hier matin, la décision prise concernant le mode de scrutin suscite de ma part des désaccords profonds, en raison des conséquences sur l'équilibre de nos institutions et sur les conditions de mobilisation de notre propre parti, ainsi que de la place qu'elle risque de donner à l'extrême droite. »

Ainsi, outre l’espace parlementaire concédé au FN, Michel Rocard donne deux autres raisons. L’une concerne le fonctionnement des institutions. Il est vrai que le mode de scrutin majoritaire est depuis l’origine le mode de scrutin de la Vè République et qu’il a contribué au premier chef à la constitution de majorités parlementaires, au point que les socialistes eux-mêmes, après 1981, s’y sont ralliés, au moins dans les faits. Ce mode de scrutin a ainsi permis aux présidents de la République, en 1962, 1968 et 1981, de disposer de majorités absolues. L’introduction de la proportionnelle aurait certainement des effets à terme sur le fonctionnement du système politique, qu’on les juge bons ou mauvais. Quant au parti socialiste, il est vrai que l’intention de donner au FN une assise parlementaire ne peut contribuer à le mobiliser !

Le coup tactique de François Mitterrand échoua, certes de très peu. La coalition UDF/RPR obtint 286 sièges soit deux de plus que la majorité absolue. Le PS obtint 212 sièges et le FN et le PCF chacun 35 sièges. François Mitterrand nomma premier ministre le chef de la nouvelle majorité, Jacques Chirac, entamant la première cohabitation avec son accord. La nouvelle majorité de droite devait rétablir le scrutin majoritaire, mais cela ne suffit pas à assurer à Michel Rocard, que François Mitterrand avait nommé premier ministre après sa réélection en 1988, avant de dissoudre l’Assemblée, une majorité absolue à l’Assemblée nationale. Il est vrai que le Président avait lui-même cru devoir mettre en garde les électeurs sur le fait qu’il n’était peut-être pas souhaitable qu’un même parti dispose de tous les pouvoirs… Michel Rocard devra donc expérimenter l’art de gouverner sans majorité absolue, ce qui n’est pas l’exercice dont il se tirera le plus mal.

Gérard GRUNBERG (avril 2020)

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