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Michel Rocard et les Verts : entretien avec Christian Brodhag, ancien porte-parole des Verts

Christian Brodhag, Juillet 2022

Vous rencontrez Michel Rocard à deux reprises à Matignon, pourriez-vous nous expliquer dans quel cadre ?

Les Verts étaient très cristallisés sur Brice Lalonde, perçu comme ayant trahit la cause. A chaque fois qu’on critiquait la politique du gouvernement, les médias nous disaient : c’est une histoire entre écolos. J’avais donc pris l’initiative d’essayer de nouer un contact avec le Premier ministre, en ignorant Brice Lalonde. Le but était de court-circuiter le ministre pour montrer qu’on pouvait directement parler avec le chef du gouvernement. J’avais pris ce contact sans aucun mandat. Donc, quand Michel Rocard nous a reçus, ça a chauffé au collège exécutif des Verts. Une délégation a été chargée de me contrôler. Lalonde ne devait pas être présent à l’entrevue, il a réussi à s’imposer. Dans la délégation des Verts, il y avait donc moi, Etienne Tête et Jean Brière qui était très politique.

Michel Rocard nous reçoit et nous fait une remarque qui m’a agacé. Il montre le jardin de Matignon et dit : c’est le plus grand jardin de Paris, vous voyez que je suis écologiste. Avant la rencontre, j’étais persuadé que le Premier ministre allait nous parler de la politique de l’eau. Il s’était investi dans les agences de l’eau qu’il a sauvées lorsqu’il était inspecteur des Finances. La loi de 1964 sur l’eau a institué les agences de bassin dans un processus de redevance, un « principe pollueur-payeur ». En 1973, la Cour des comptes demande la suppression de ces agences. Rocard, en tant qu’inspecteur des Finances en charge d’en faire un rapport, les a sauvées. On aurait pu imaginer que, vu son passé PSU, il les aurait enfoncées, mais au contraire.

Il entame la discussion quand on le rencontre en disant : l’écologie c’est compliqué. Il fait la leçon de la nécessité du consensus politique sur les grandes réformes, ce que ne permet pas l’usage du 49.3. Il évoque son rôle sur les Agences de Bassin, et la loi sur l’eau de 64 sur l’eau qui est une bonne loi car votée par l’unanimité du Parlement. Je lui rétorque : les décrets en matière d’application pénale sortiront quand ? Car certains décrets sont étaient toujours bloqués, notamment ceux qui portent sur les sanctions pénales. On ne pouvait pas vraiment condamner les pollueurs. Il était pris un peu à défaut.

Sur les autres discussions, cela a tourné autour de la culture générale sur l’écologie. Jean Brière a parlé de la surpopulation qui était son thème de prédilection. Ce à quoi Michel Rocard a répondu : « vous ne voulez pas les tuer tous ».

Je ne garde pas un souvenir extraordinaire de ce rendez-vous. D’autant qu’a aussi pesé sur l’événement l’aspect médiatique. Brice Lalonde a sorti le matin même de l’entrevue le plan national de l’environnement. Il avait mobilisé la presse. J’ai donc répondu en tant que porte-parole du parti sur le perron de Matignon. Mais ce qui a surtout retenu l’attention des journalistes, c’est que nous sommes repartis à pieds. « Où sont vos voitures ? », nous ont-ils demandé. Puis, ils nous ont filmé descendant dans le métro.

Il y a eu aussi une deuxième entrevue : début juillet 1990, plus secrète, avec Antoine Waechter. Une entrevue organisée par Grégoire Olivier, qui était le conseiller environnement de Rocard. Ça s’est passé au pavillon de musique, « le lieu des complots » comme nous a dit Rocard. C’était la veille des vacances, car le Premier ministre partait faire du bateau à l’étranger, « la seule façon d’être tranquille ». Sur un plan concret, il souhaitait, avec son conseiller technique, avoir un retour de notre part sur l’initiative de création de l’ADEME, en fusionnant l’AFME et l’ANRED, les agences énergie et déchets. l’ADEME. J’ai développé en réponse l’idée d’avoir une agence nationale et des agences régionales conjointes avec les régions.

Rocard a abordé la question politique : « On va faire un nouveau gouvernement, rentrez-y. Mais évidemment si vous refusez, ce sera la guerre, vous serez considérés comme des adversaires. » Nous avons refusé. Par conséquent, Lalonde est monté en puissance, il est devenu ministre de plein exercice. Par la suite, ça aboutira à la création de Génération Ecologie. Le ton s’est aussi nettement durci à notre égard. La presse s’est lancée dans une campagne visant à dénigrer les écologistes en les rapprochant de Vichy, comme l’illustre la couverture d’Actuel en octobre 1991 : « Ecolos-fachos ». Luc Ferry publie aussi un livre pour faire le lien entre les écolos et les lois de Vichy.

Pourquoi une telle antipathie avec Brice Lalonde ?

Il faut remonter à 1981. Une primaire a été organisée entre les écologistes pour choisir le candidat. Il y avait Philippe Lebreton et Brice Lalonde. Ce dernier avait le soutien des Parisiens. On pouvait voter plusieurs fois et cela l’a favorisé. Il gagne de peu. Lebreton n’a pas voulu contester. Ça a laissé de traces. Dès 1974, Lalonde s’est dit à l’origine de la candidature de René Dumont, alors qu’il n’était pas le seul, notamment Jean Carlier, l’ancien directeur de l’information de RTL, qui a joué un rôle déterminant. Cela a aussi créé des ressentiments.

Il y avait eu une tentative de fusion des Amis de la Terre et du Mouvement écologiste au début des années 1980. J’étais moi-même adhérent des deux, ayant créé à Saint-Etienne une association Amis de la Terre/Mouvement Écologique. Il y a eu une réunion. On était à deux doigts de l’alliance. Lalonde était prêt, mais finalement c’est le Mouvement de l’écologie politique qui refuse. Mon grand regret est de ne pas avoir pu convaincre pour cette alliance.

Il y a aussi une différence d’attitude : Lalonde a toujours été un peu le dandy de l’écologie, avec sa garde rapprochée, ses « porteurs de valises ». Pour ma part, j’ai toujours entretenu des relations de respect avec Lalonde, et je pense d’estime mutuelle. Nous nous sommes croisés à Marrakech pour la COP 22 en 2016. Il m’a présenté comme « celui qui a introduit le développement durable en France. » En effet, quand le rapport Brundtland sort, il n’est pas immédiatement traduit en français. J’ai contribué à sa diffusion en France.

Un élément va beaucoup agiter les Verts en 1990, c’est la proposition de direction de l’ADEME ? Pourquoi expliquer un tel débat au sein des Verts ?

Lors de notre rencontre, Michel Rocard avait effectivement évoqué la création d’une entité nouvelle, fusion de l’Agence pour la qualité de l’air (AQA), de l'Agence française pour la maîtrise de l'énergie (AFME) et de l'Agence nationale pour la récupération et l'élimination des déchets (ANRED). Elle avait une double tutelle : industrie, environnement. Par la suite, quand Michel Mousel a pris la tête de l’ADEME, il avait un adjoint issu de l’industrie.

Brice Lalonde voulait proposer la présidence à Yves Cochet afin de débaucher un Vert. Pour Cochet, c’était compliqué car il était minoritaire, avec le risque que cela passe pour une trahison. Il fallait absolument que la décision soit prise par la majorité des Verts. J’ai aussi été contacté pour diriger cette nouvelle entité, car mon profil ingénieur civil des mines collait assez bien, alors que le Corps des mines, c’était un repoussoir chez les Verts. Je devais servir de pigeon. Alors que je me rendais à une réunion du conseil exécutif, je reçois un coup de fil de Jean-Jacques Porchez, conseiller des basses œuvres de Brice Lalonde : « Passe au cabinet, je vais te faire une proposition. »

La réunion du conseil exécutif commence, et Yves Cochet dit que Christian Brodhag est en train de négocier et qu’il fait jouer ses relations avec le Corps dess Mines mines pour être nommé. Il passe sous silence qu’il est lui même candidat J’ai voulu jouer au plus fin : en mettant la en discussion en première ligneau Conseil national cette proposition, j’obtiens le e avoir mandat de pouvoir y allerprendre la décision personnellement. J’envisageait de et communiquer le lendemain en disant que je refusais et pourquoi. Mais finalement mon communiqué n’a jamais été transmis.  

Je suis donc passé pour le traitre.

Yves Cochet avait ainsi toute la liberté de se porter candidat. Il s’est appuyé sur Pierre Radanne pour faire un lobbying d’enfer afin de nouer des alliances dans l’administration. Il voulait aussi un cabinet de 20 personnes. Mais un tel réseau affaiblissait Lalonde et qui donc a refusé de le nommer en utilisant un prétexte politique. Est arrivée la guerre du Golfe : je portais la position de neutralité des Verts. J'ai ainsi défilé bras dessus bras dessous avec Georges Marchais et Alain Krivine dans la grande manifestation contre la guerre du Golfe. 

Jean Brière était sur une position politique radicale : Israël, c'est la pointe avancée des Occidentaux dans le monde arabe. Cette position n’était pas majoritaire, ce qui lui a valu d’être privé de parole. Il a commencé à passer du côté obscur, en enquêtant dans les médias pour y traquer tous les juifs. Il a rédigé un bruûlot sur le pouvoir juif qu’il a laissé au fond de la salle lors d’un CNIR. Maryse Arditi, qui était une militante verte, monte à la tribune en dénonçant ce scandale, ce qui est le début de « l’affaire Brière ». Yves Cochet prend la défense de Brière. Brice Lalonde prend alors prétexte de cela pour ne pas ne pas nommer Cochet, quelqu’un suspect d’antisémitisme. Cochet s'empresse de faire un communiqué pour se détacher de Brière. Mais c'est trop tard. 

En mars 1989 a lieu à La Haye un sommet de vingt-quatre dirigeants mondiaux s’engageant contre l’effet de serre. C’est un événement important qui aboutira trois ans plus tard au sommet de la Terre à Rio. Pourtant, dans les compte rendus des Verts il n'en est jamais question.

Les Verts ne faisaient pas le boulot. Ils ne suivaient pas les institutions et la politique telle qu'elle se faisait. J'ai longtemps été responsable de la commission environnement. J'avais proposé qu'on cale nos approches politiques sur la loi de finances. C'est au moment où se votent les lois de finances qu'il y a dans les médias un traitement de ces questions. Mais quasiment personne n'est venu. Il y avait une sorte de désintérêt des réflexions institutionnelles. C’était sans doute la même chose à l’égard de Rocard, même si je n’en ai pas de souvenir précis. C’est d’ailleurs la même chose qui s’est passée pour le traité sur l'Antarctique (1991). Pas sûr qu'il y avait des personnes mobilisées par ces questions. 

Avez-vous le souvenir d’autres mobilisations à l’égard de l’action du gouvernement ?

Michel Charasse (ministre du Budget) avait voulu développer une cigarette pour les adolescents. Elle sera lancée en 1990. Je me suis beaucoup engagé sur ce sujet. Michel Charasse était un anti écolo pur et dur. Il avait la tutelle de la Seita, principal fabricant français de tabac. Les jeunes fumaient alors plutôt des cigarettes américaines. Charasse voulait inciter les jeunes à fumer français plutôt qu’américain et ce, en s’associant avec la marque Chevignon, très populaire chez les adolescents. Le conflit entre Charasse et Évin, le ministre de la santé, avait été arbitré en faveur du premier. J’ai donc organisé une conférence de presse, notamment avec la Ligue contre le cancer. Finalement, c'est Chevignon qui s'est retiré de lui-même, jugeant cette campagne défavorable à son image...

Diriez-vous que ces trois années de Michel Rocard à Matignon ont contribué à renforcer les liens entre les Verts et le PS ?

Ces trois années participent d'une meilleure connaissance des Verts et des socialistes. Mais je n'ai pas fait partie de ce réseau. C’est plutôt du côté de Dominique Voynet et d’Yves Cochet que ça s'est fait. Il y a eu un choix de participation qui commence à se faire à ce moment-là. La campagne de 1993 qui voit l’alliance entre Les Verts et Génération Ecologie. Je me suis mobilisé personnellement en invitant Brice Lalonde aux Assises de l’Ecologie politique de 1992 que je pilotais, puis en conduisant le dialogue avec Noël Mamère pour GE. Toutefois, en dépit de bons résultats pourtant inférieurs aux sondages, l’absence d’élus marque la fin de cette stratégie. Voynet et Cochet remettent en cause cette alliance et poussent au contraire pour un rapprochement avec les autres forces de gauche.

Antoine Waechter s'en va en 1993. Voynet-Cochet l'ont poussé dehors en disant : on fait un partage de l'héritage, tu seras plus à l'aise tout seul. Waechter, fort de sa candidature aux présidentielles, se croyait incontournable. Il pensait se développer beaucoup plus facilement en dehors, mais ce fut une erreur grave. 

Pour ma part, j’ai continué à défendre ma stratégie : restons suffisamment de temps seuls pour ne pas être une force d’appoint. Ne pas rentrer au gouvernement pour continuer à peser, faire monter les enchères. J’étais plutôt sur l’idée qu’il faut négocier sur un programme et pas sur un alignement politique a priori. Cela m’opposait à Cochet/ Voynet. Je n’étais pas non plus sur la position « l’écologie n’est pas à marier » d’Antoine Waechter.

J’ai voulu être candidat pour la présidentielle de 1995, mais j’étais suspect des deux côtés, aussi bien chez les Verts que chez Waechter, qui s’est toujours méfié de moi. Je me suis donc retrouvé exclu des Verts et suspect du côté de Waechter où on me demandait de renier tout lien avec les Verts. J’ai donc décidé d’arrêter la politique. C’est à ce moment que Corinne Lepage me confie la présidence de la Commission Française du Développement Durable. Mais c’est une autre histoire.

Entretien réalisé par Pierre-Emmanuel GUIGO,

22 juin 2022 (en visio)

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