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Michel Rocard contre Jean-Marie Le Pen : soixante ans d'opposition sans concession

Si les afffrontements entre Michel Rocard et Jean-Marie Le Pen remontent à la fin des années 50, au sein de l'UNEF et dans le contexte de la guerre d'Algérie, il s'est poursuivi jusqu'aux années 2000

Jean-Marie Le Pen en mars 1958
Jean-Marie Le Pen en mars 1958

Leur affrontement commence dans les années 50, quand Michel Rocard cherche à renverser la majorité de droite à l’UNEF, fortement soutenue par la « Corpo » de droit dominée par Jean-Marie Le Pen. Michel Rocard est à l’époque secrétaire des étudiants socialistes de Paris et impulse la création d’un « comité d’action syndicale », regroupant des étudiants socialistes, communistes et catholiques (issus de la JEC), première différenciation d’avec la majorité de la SFIO qui s’accommodait de la majorité de droite et de ses soutiens sulfureux, par anticommunisme et hostilité au courant chrétien.

Dans Si la gauche savait, livre d’entretien avec Georges-Marc Benhamou, Michel Rocard raconte comment, le 15 décembre 1951, il a pris la parole au nom de ce Comité d’action syndicale devant l’assemblée générale de la Corpo de droit, dans une atmosphère survoltée, avec la présence de « gros bras » d’un « service d’ordre corse » : Le Pen et ses partisans font traîner l’assemblée générale en longueur, multiplient les intimidations, provoquent une coupure de courant… Pour retarder le vote et le dépouillement : « Enfin les résultats tombent. Comité d’action syndicale : 343 voix. Association corporative : 333 voix. Chez nous, explosion de joie. Chez les partisans de Le Pen, on dit : « On recompte ». Moi, fair-play, j’accepte. Et voilà qu’on tombe curieusement sur 333 voix contre 333. Je n’ai encore aucune expérience politique, je ne connais pas le b.a.-ba, à savoir qu’il faut compter les bulletins avant de les ouvrir. Ils en ont volé dix. Au troisième dépouillement, ils en ont volé trois de plus. Et la tricherie sera entérinée par le très lâche représentant de l’administration. [1]» Même si l’année suivante, une juridiction civile annulera les résultats, Le Pen et la « Corpo de droit » avaient provisoirement gagné. Il faudra attendre 1956 pour que la majorité change à l’UNEF. A ce moment, Michel Rocard est entré à l’École nationale d’administration et Jean-Marie Le Pen est élu député à Paris sous l’étiquette « poujadiste ».

La guerre d’Algérie avivera naturellement cette opposition entre le dirigeant du PSU, favorable à l’indépendance algérienne, et le député ex-poujadiste partisan de l’Algérie française, qui s’implique personnellement dans la répression et la torture contre le FLN : tandis que Jean-Marie Le Pen se met en congé de l’Assemblée nationale pour rejoindre les rangs du 1er régiment étranger parachutiste et participe à l’expédition de Suez puis à la « bataille d’Alger », Michel Rocard rédige un rapport sur les camps de regroupement des populations civiles algériennes, dont la fuite dans la presse permettra d’interrompre ces pratiques qui ont provoqué la mort de milliers d’innocents.

L’affrontement refait surface au début des années 80, quand l’extrême-droite, que Jean-Marie Le Pen cherche à unifier depuis le début des années 70, connaît une résurgence politique à l’occasion des élections municipales de Dreux, en 1983, puis aux élections européennes de 1984. Alors qu’à droite, certains à l’instar de Philippe Seguin entendent dresser un cordon sanitaire empêchant toute alliance électorale avec l’extrême-droite, Michel Rocard leur tend la main lors des élections cantonales de 1985, lançant un appel au « front républicain » : « Quand on se fait le chantre du libéralisme économique, c'est-à-dire de la loi de la jungle, on ne doit pas s'étonner de trouver dans cette jungle des animaux nuisibles et dangereux. Voilà pourquoi il sera Important, ces jours-ci, de faire la part des choses. Il y aura peut-être en France des cantons où, les chances de la gauche étant nulles, le choix du deuxième tour sera entre un candidat conservateur et un candidat du Front National ou même entre deux candidats conservateurs dont l'un s'appuiera sur le Front National. SI un candidat conservateur a pris des positions claires et refusé tout compromis quel qu'il soit avec 1'extrême-droite, Je le dis nettement : pour mol, ce ne sera pas "blanc bonnet et bonnet blanc". Et je le dis sans ambages : il ne faudra pas s'abstenir, il faudra battre l'extrême droite, car il n'y a pas, dans la défense des valeurs démocratiques, d'enjeu mineur. C'est une morale politique qui est en jeu ici. La défense du caractère démocratique et pluraliste de notre société doit absolument passer avant tout intérêt partisan. [2]» (7 mars 1985, discours de Châtenay-Malabry).

Quelques semaines plus tard, le 4 avril, c’est par refus d’un mode de scrutin proportionnel dont une des conséquences allait être d’ouvrir toutes grandes les portes de l’Assemblée nationale au Front national, qu’il démissionne du gouvernement. Dans une lettre manuscrite adressée au président de la République, il résume les raisons de sa démission. Il écrit notamment : « Comme je l'ai dit au conseil des ministres d'hier matin, la décision prise concernant le mode de scrutin suscite de ma part des désaccords profonds, en raison des conséquences sur l'équilibre de nos institutions et sur les conditions de mobilisation de notre propre parti, ainsi que de la place qu'elle risque de donner à l'extrême droite. » Il y revient dans un article publié par Le Monde daté du 6 avril : « Dans le régime actuel, les dirigeants de l’opposition n’ont guère de motifs de ménager l’extrême-droite, dont ils attendent – sans avoir été déçus jusqu’ici – qu’elle leur apportera, bon gré mal gré, ses voix au second tour. A la proportionnelle au contraire, le président du RPR, par exemple, aura dramatiquement besoin des suffrages qui se portent vers le Front national. Est-il absurde de penser qu’il ne pourra les attirer qu’en empruntant certains de ses thèmes, une partie de son discours ? [3]»

Michel Rocard, Premier ministre, à la manifestation après la profanation du cimetière juif de Carpentras
Michel Rocard, Premier ministre, à la manifestation après la profanation du cimetière juif de Carpentras

Au fil des ans, le discours de l’extrême-droite se radicalise, avec des saillies ouvertement antisémites et négationnistes. En 1987, c’est la fameuse remarque sur « les chambres à gaz, point de détail de l’histoire de la Seconde guerre mondiale » et en septembre 1988, les attaques contre le ministre de la fonction publique du gouvernement Rocard, qualifié de « Durafour crématoire », ce qui vaudra à son auteur une condamnation pour injures publiques, prononcée en 1993.

Pour contrer cette escalade, le gouvernement Rocard décide de favoriser l’adoption d’une proposition de loi du député communiste Jean-Claude Gayssot qui, outre la condamnation des actes racistes, antisémites ou xénophobes, prévoit aussi pour la première fois un délit réprimant la contestation de l’existence de crimes contre l’humanité. Si cette bonne manière faite au groupe communiste était utile dans le contexte de majorité relative du gouvernement Rocard, elle n’en correspond pas moins à une volonté résolue du Premier ministre. Le 1er mai 1990, lors de la traditionnelle manifestation du Front national en hommage à Jeanne d’Arc, Jean-Marie Le Pen dénonce avec virulence la proposition de loi qui doit venir en discussion à l’Assemblée nationale le lendemain et tient des propos de nature séditieuse sur « la voie démocratique (qui) est devenue un cul-de-sac ». Le 2 mai, juste avant la discussion de la proposition Gayssot, Michel Rocard a l’occasion de lui répondre lors des questions au gouvernement : « chacun est tout de même fondé, et le Gouvernement le premier, à s’interroger sur l'éligibilité ou sur l'accès à des emplois publics de ceux pour qui le propos, l'accusation ou la diffamation racistes sont des manières habituelles de s 'exprimer » et il ajoute : « parce que, mesdames, messieurs les députés, nous sommes tous ici des démocrates, jamais Le Pen ne sera privé de sa liberté d'expression. (…) Mais, pour la même raison, nous n'accepterons de quiconque, fût-il Le Pen, qu'il puisse tenir impunément des propos racistes ou antisémites. »

Huit jours plus tard, le 10 mai, la découverte de la profanation de tombes dans le cimetière juif de Carpentras hystérise l’opinion. La veille encore, Jean-Marie Le Pen, dans l’émission L’Heure de vérité sur Antenne 2, suggérait que « les Juifs ont trop de pouvoir dans la presse, comme les Bretons dans la Marine ou les Corses dans les douanes ». Si l’enquête ultérieure établira que la responsabilité de cette profanation revient à des néonazis membres d’autres groupes d’extrême-droite que le Front national, d’immenses manifestations ont lieu partout en France contre le racisme et l’antisémitisme et, fait exceptionnel, le président de la République participe à celle organisée à Paris, à laquelle sont également présents le Premier ministre, Michel Rocard, et de nombreux membres du gouvernement.

Le 2 février 1992, dans l’émission d’Anne Sinclair « Sept sur sept », Michel Rocard s’exprime sur les façons de combattre efficacement Jean-Marie Le Pen, et revient sur l’histoire des élections étudiantes de 1951, affirmant qu’il avait fait condamner le leader du FN pour « bourrage d’urnes » et l’accusant d’avoir pratiqué la torture en Algérie[4]. En réplique, Jean-Marie Le Pen lui intente deux procès : l’un au pénal pour diffamation, l’autre au civil sur l’affaire de l’UNEF. Sur la deuxième affaire, le tribunal qui, en 1952, avait annulé les élections de la « Corpo de droit », l’avait fait pour les irrégularités du dépouillement, mais sans se prononcer sur d’éventuels bourrages d’urnes. Comme le relève Me Henri Leclerc, qui défendit Michel Rocard dans ces deux contentieux, « après de nombreuses vicissitudes procédurales et plusieurs interventions de la Cour de cassation, Le Pen perdra son procès [5]». Sur la question de la torture, en première instance, Michel Rocard est condamné devant la 17ème chambre correctionnelle. Mais cinq ans plus tard, en 1997, la Cour d’appel de Paris relaxe l’ancien Premier ministre au bénéfice de la bonne foi. La Cour de cassation, irritée de cette remise en cause de sa jurisprudence traditionnelle, casse cette décision et renvoie l’affaire devant la Cour d’appel de Rouen. Mais celle-ci confirme finalement le sens de l’arrêt de Paris et la Cour de cassation révisera sa jurisprudence et dira finalement que « l’intention d’éclairer les électeurs sur le comportement d’un candidat est un fait justificatif de bonne foi lorsque les imputations, exprimées dans le contexte d’un débat politique, concernent l’activité publique de la personne mise en cause, en dehors de toute attaque contre sa vie privée, et à condition que l’information n'ait pas été dénaturée ». Comme le conclut Henri Leclerc, « ce n’est pas seulement une victoire de Michel Rocard, c’est un pas décisif dans la défense de la liberté d’expression ».

Michel Rocard sur le Vieux Port de Marseille lors des élections européennes de 2004
Michel Rocard sur le Vieux Port de Marseille lors des élections européennes de 2004

L’affrontement connaîtra son épilogue aux élections européennes de 2004, dans la circonscription du Sud-Est comprenant PACA et la Corse. Avec plus de 28 % des suffrages exprimés Michel Rocard distance très largement la liste du Front national conduite par Jean-Marie Le Pen (12,5 %), alors que deux ans plus tôt, à l’élection présidentielle de 2002, Le Pen obtenait 23,38% des voix dans la région.
La disparition des protagonistes n’éteignit pas la querelle. Au lendemain du décès de Michel Rocard, Jean-Marie Le Pen publiait un message sur Twitter disant que Michel Rocard avait été « un combattant de la guerre d’Algérie, du côté de l’ennemi ». Michel Rocard, de son côté, avait rédigé par anticipation l’épitaphe de son vieil ennemi, dans Le Cœur à l’ouvrage (1987), sous l’intitulé : « Histrion : C'était à Rome un saltimbanque grotesque, assez populaire faute de mieux et auquel un talent vulgaire mais réel valait une réputation d'assez mauvais aloi. La tradition s'éteignit dès que parurent des auteurs inspirés. Et l’histrion ensuite est devenu ce mauvais acteur, mi-bateleur d'estrade, mi-charlatan de foire, avant que le souvenir se dissipe pour ne plus laisser place qu'à l'insulte suprême faite à un comédien.
Je trouverais le mot charmant si l'actualité française ne l'avait relevé de sa désuétude. C'est bien un histrion politique qu'on voit s'agiter sur l'extrême droite de la scène. Le dénoncer comme tel ne suffit pas, parce que l'histoire, de Néron à Hitler, nous a appris à nous méfier de ce genre de personnages facilement tragiques, ensuite parce que, comme à Rome il y a plus de vingt siècles, il ne débarrassera la scène que lorsque les politiques se seront montrés aptes à donner de bonnes réponses aux besoins que sa présence s'exprime.[6] »

Jean-François MERLE

[1] Michel ROCARD, Si la gauche savait, entretien avec Georges-Marc Benhamou, Paris, Robert Laffont, 2005, puis Seuil, 2007

[2] Michel ROCARD, Discours de Châtenay-Malabry, 7 mars 1985. Cliquez ici pour le lire 

[3] Michel ROCARD explique les raisons de sa démission, Le Monde, 6 avril 1985 Cliquez ici pour lire l'article 

[4] 7 sur 7, émission de TF1 présentée par Anne Sinclair, 2 février 1992 Cliquez ici pour visionner l'émission 

[5] Henri LECLERC, La parole et l’action, Paris, Fayard, 2017.

[6] Michel ROCARD, Le Cœur à l’ouvrage, Paris, Odile Jacob, 1987.

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