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Michel Rocard et la CFDT : un long compagnonnage

Alain Bergounioux rappelle qu'ils partageaient la conviction que la transformation sociale devait essentiellement, résulter de l'action collective et de la diffusion du pouvoir à tous les niveaux de la société, et non de la seule action de l'État

Edmond Maire, Jacques Julliard et Michel Rocard. Debout derrière M. Rocard : Jacques Maire
Edmond Maire, Jacques Julliard et Michel Rocard. Debout derrière M. Rocard : Jacques Maire

Dans l'éventualité d'un hommage national après sa mort, Michel Rocard avait souhaité, qu'à côté du Président de la République, il n’y ait qu’une seule intervention, celle d'Edmond Maire, l'ancien secrétaire général de la CFDT. Ce qui fut fait dans la cour des Invalides, le 7 juillet 2016. Au-delà de l'évocation d'une longue amitié, Edmond Maire souligna l'ampleur de "l'apport de Michel Rocard et de son influence pour l'évolution de la société française", en donnant "une place essentielle à la négociation, au dialogue social et au compromis positif".

Ce point marque l'arrivée de leurs itinéraires respectifs, à partir d'expériences parallèles et d'une proximité idéologique, dans le domaine politique pour l'un et dans le domaine syndical pour l'autre. En effet, dans les années 1970 et 1980, les deux hommes ont incarné ce qu'il a été convenu d'appeler "la deuxième gauche", d'après le titre d'un livre de Hervé Hamon et de Patrick Rotman, paru en 1982 - terme qu'ils ont trouvé, tous les deux, trop réducteur. Tout part de l'appartenance à une culture commune, forgée dans les débats d'une gauche anticoloniale, à la fin des années 1950, qui a vu avec inquiétude l'instauration d'une Vème République autoritaire, et ne se reconnaissait pas ni dans une SFIO, compromise dans la guerre d’Algérie, ni dans un Parti communiste demeuré stalinien. Pierre Mendès France a été une référence pour une jeune génération qui qui s'est retrouvée dans l'engagement au sein du Parti socialiste autonome (PSA), puis du Parti socialiste unifié (PSU), à partir de 1960, et syndicalement, au sein de la CFTC, dans les travaux du groupe « Reconstruction », animé par Paul Vignaux. La recherche d'un renouveau du militantisme, politique et syndical, dans ses programmes, ses pratiques et ses structures, a été une préoccupation commune, qui a amené bien des croisements. Il faut rappeler, ainsi, que Michel Rocard avait donné son adhésion à la CFTC, dès son entrée à l'ENA, en 1956, puis à la CFDT, continument jusqu’à son entrée à Matignon, en 1988.

En 1967, comme on sait, Michel Rocard devint Secrétaire National du PSU, et, trois ans plus tard, Edmond Maire succédait à Eugène Descamps à la tête de la CFDT. Ce qui a rapproché les deux organisations dans cette période, et tout particulièrement en 1968 et dans les années qui ont suivi, a été la conviction que la transformation sociale devait essentiellement, résulter de l'action collective et de la diffusion du pouvoir à tous les niveaux de la société, et non de la seule action de l'État. La notion d'"autogestion" a résumé, pour un temps, cette aspiration. Ceci explique que les deux organisations aient marqué leurs réticences vis à vis du Programme Commun de gouvernement, conclu en 1972, par le Parti Socialiste, le Parti communiste et le Parti radical de Gauche, jugé trop étatiste. Ce qui ne les empêchait pas de s'inscrire dans une critique du capitalisme et de se retrouver dans le slogan : "nationalisations, planification, autogestion". Cette proximité idéologique, toutefois, n'est pas allé sans tensions, comme lorsque le PSU a voulu développer des groupes politiques dans les entreprises, concurrençant ainsi les sections syndicales. Le combat des LIP, en 1973, a néanmoins fait travailler de concert le PSU et la CFDT. L'épisode le plus connu pour les convergences entre Michel Rocard et Edmond Maire s'est situé, après l'élection présidentielle du printemps 1974, et la courte défaite de François Mitterrand, avec la préparation des Assises du Socialisme, à l'automne - auxquelles notre association a consacré un récent colloque. Michel Rocard et Edmond Maire avaient tiré la conclusion que le PSU n'était plus l'outil politique nécessaire pour l'affirmation d'une gauche autogestionnaire et qu'il fallait, pour cela, entrer au Parti Socialiste, devenu dominant à gauche, pour lui donner une sociologie plus ouvrière et une orientation plus autogestionnaire. On sait que les choses furent plus compliquées. Michel Rocard n’entraina pas la majorité du PSU, Edmond Maire se heurta aux réticences et aux critiques d 'une part importante de ses syndicats, et François Mitterrand ne voulait qu'une absorption pour étendre l'influence socialiste. Les logiques d’organisations, avec leurs contraintes propres, ont introduit, ensuite, plus de distance entre le "courant rocardien", minoritaire au sein du PS, et la majorité mairiste dans la CFDT. Il est cependant intéressant de noter que les deux leaders eurent à lutter, dans leurs organisations respectives, et à leurs manières, contre un dogmatisme marxiste et pour redéfinir les rapports de la gauche, politique et syndicale, avec l'économie de marché et penser les fondements d'un "compromis social." Le "recentrage" de la CFDT, qui entendait mettre la négociation au cœur de la pratique syndicale, a commencé en 1977 et s'est achevé en 1978 à son congrès de Brest. Le discours dit des "deux cultures", dans lequel Michel Rocard caractérisait « sa » gauche, a été prononcé au congrès socialiste de Nantes en 1977, et ce fut au congrès de Metz, deux ans plus tard, que l'affrontement emblématique des deux gauches, à travers le face à face avec François Mitterrand, eut le plus de retentissement. Ce fut vraiment dans ces années que Michel Rocard et Edmond Maire prirent toute leur place dans le débat français.

Le paradoxe a voulu que Michel Rocard est devenu Premier Ministre, dans les mois mêmes où Edmond Maire quittait le Secrétariat Général de la CFDT au profit de Jean Kaspar. L'amitié entre les deux hommes a continué à s'exprimer, mais inévitablement, dans un contexte différent. Dans les politiques que Michel Rocard a menées, à Matignon, il a montré un attachement à traduire dans la réalité, autant que faire se pouvait, leurs conceptions communes pour favoriser des rapports plus équilibrés entre la loi et la négociation, en respectant l'autonomie des partenaires sociaux. Bâtir une "société contractuelle" a été une ambition commune avec la majorité de la CFDT, et ses secrétaires généraux successifs. Bien que la CFDT ait pris des distances avec le pouvoir politique, depuis ses mécomptes des années 1981-1983, Michel Rocard a pu compter sur son soutien dans la réforme du RMI, dans la réorganisation des PTT, dans l'instauration de la CSG, alors que la CGT et FO bataillaient contre. Une nouvelle culture politique et sociale a cherché à se concrétiser, mais elle n'a pas pu triompher de la conflictualité qui caractérise les rapports sociaux dans notre pays. Ce combat, toujours à recommencer, que portaient tant Michel Rocard qu’Edmond Maire, demande une convergence des forces qui font de la démocratie pluraliste une fin et un moyen inextricablement liés.


Alain BERGOUNIOUX
Historien et administrateur de MichelRocard.org

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