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La circulaire Rocard aux ministres (25 mai 1988)

Delphine Dulong, Avril 2022

Le gouvernement de Michel Rocard est marqué par un geste inaugural inédit : le 27 mai 1988, la lettre circulaire sur le travail gouvernemental que le nouveau Premier ministre a adressée deux jours plus tôt à ses ministres est rendue publique. Dans cette lettre significativement intitulée « Gouverner autrement » Rocard revendique une méthode bien à lui. « Respect de l’Etat de Droit », « Respect du législateur », « Respect de la société civile », « Respect de l’administration », « Respect de la cohérence gouvernementale » sont autant de principes sous lesquels il entend placer l’action de son gouvernement. Sous couvert du droit, il revendique aussi un rôle dirigeant – à défaut du titre de chef du gouvernement – et va jusqu’à récuser la traditionnelle notion d’arbitrage. Au nom de « l’unité » et de « la solidarité gouvernementale », respectivement présentées comme une « exigence constitutionnelle et un « impératif politique », il demande encore à ses ministres de réprimer tout désaccord en public ainsi que toute envie d’évoquer un projet qui n’aurait pas été validé en Conseil des ministres.

Saluée par la presse comme un acte de transparence original, cette lettre a été particulièrement bien accueillie par la doctrine constitutionnelle[1] dans la mesure où elle consacrait l’Etat de droit et avec lui le Conseil constitutionnel à une époque où ce dernier était encore en quête de légitimité[2]. Tous les étudiants en première année de Droit connaissent la « Circulaire Rocard » du 25 mai 1988 et parfois même l’étudient. Son succès se mesure aussi à son statut de précédent : à la suite de M. Rocard, tous les Premiers ministres socialistes ainsi que certains Premiers ministres de droite[3] ont inauguré leur fonction par le même geste au point qu’on peut y voir un véritable rite d’institution[4].

Un tel succès peut surprendre. Il mérite en tout cas explication car, d’une part, la pratique de la lettre circulaire relative au travail gouvernemental est une coutume déjà bien établie à la fin des années 1980. En l’absence de règlement intérieur, elle a pour finalité d’expliquer les règles de bonnes conduites que chaque Premier ministre entend imposer à son gouvernement. On recense ainsi plus d’une centaine de lettres circulaires sur l’organisation du travail gouvernemental entre 1972 et 1982[5]. D’autre part, mise à part la recommandation relative à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, la plupart des règles énoncées dans la « circulaire Rocard » ont été posées dès le début du régime par M. Debré et sont intériorisées depuis longtemps par la droite[6]. La réaction de M. Couve de Murville à propos de cette lettre en atteste : « Qu’un Premier ministre estime nécessaire de rappeler à ses collègues les règles élémentaires qui doivent guider leur action démontre le peu de confiance qu’il leur témoigne quant à ce qu’il attend de leur collaboration. Il n’y a rien à redire sur les principes et les conséquences à en tirer au jour le jour. Mais ils vont en quelque sorte d’eux-mêmes »[7]. Cette réaction quelque peu indignée du troisième et dernier Premier ministre de C. de Gaulle permet toutefois de comprendre ce qu’il y a d’original ici : si le fond n’est pas si nouveau, la publication de la lettre déroge manifestement aux usages. Rocard le reconnaît du reste lui-même[8]. Or cet investissement de forme change tout : en rendant publique sa circulaire, le premier ministre fait d’un acte administratif routinier un acte de communication subversif en même temps qu’un coup politique. Subversif parce qu’il dévoile la cuisine interne à l’ordre gouvernemental. La lettre révèle en effet aux non-initiés les « trucs » derrière la magie de la « solidarité », les secrets de fabrique de l’ordre gouvernemental. Ce faisant, elle donne à voir l’unité du gouvernemental pour ce qu’elle est, une unité de façade, autrement dit un élément de légitimation de l’institution plus qu’une réalité. La lettre ne fait toutefois pas que révéler de vieilles recettes tenues jusque-là cachées. Par ce geste, Rocard tente ensuite un coup stratégique. Considérant l’indiscipline des ministres comme un fait inéluctable, a fortiori dans son cas étant donnée sa position fragile au gouvernement comme au Parlement, Rocard prend l’opinion publique à témoin et place du même coup l’observation des règles qu’il entend imposer à ses ministres sous le régime de la morale publique, espérant ainsi élever les coûts de leur transgression. L’histoire a montré par la suite que ce type de sanction ne suffisait toutefois pas à contenir l’indiscipline des ministres, ni pour ce gouvernement ni pour les suivants.

Delphine DULONG

Professeure en science politique, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne

[1] La circulaire Rocard du 25 mai 1988 est souvent citée dans les manuels de droit constitutionnel et fait même parfois l’objet d’exposés en TD.

[2] Bastien François, « Justice constitutionnelle et ‘démocratie constitutionnelle’. Critique du discours constitutionnaliste contemporain », Droit et Politique, PUF, 1993.

[3] Cette pratique a effectivement pendant longtemps été circonscrite aux Premiers ministres issus des rangs socialistes. Cependant, elle semble s’institutionnaliser au-delà puisque, bien qu’étant de droite, François Fillon et Edouard Philippe ont eux aussi rendu publique leur lettre circulaire sur le travail gouvernemental

[4] Sur cette notion, voir Pierre Bourdieu, « Les rites comme actes d’institution », Actes de la recherche en sciences sociales, n°43, 1982.

[5] Marceau Long, « L’organisation du travail gouvernemental », Revue des sciences morales et politiques, n°1, 1982.

[6] Voir par exemple Edouard Balladur, Deux ans à Matignon, Paris, Plon, 1995, p.70-71.

[7] Le Quotidien de Paris, 25 mai 1988.

[8] « Il n’est pas d’usage qu’un Premier ministre s’adresse aux membres de son gouvernement sur la forme que j’ai choisie. Sa gamme d’expression habituelle ne connait guère, en effet, de formules intermédiaires entre la déclaration de politique générale et la classique circulaire » (Michel Rocard, Lettre circulaire du Premier ministre, 25 mai 1988).

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