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Fondation Jean Jaurès

La politique de la ville

Pierre-Emmanuel Guigo, Yves Dauge, Décembre 2021

Dans son discours de politique générale du 29 juin 1988, qui a marqué les esprits, Michel Rocard prône une politique du quotidien qui consiste aussi à améliorer le cadre de vie, y compris des cages d'escalier : 

« Nous voyons, autre exemple, qu'il y a un grand problème des villes. Ceux qui y résident sont devenus étrangers les uns aux autres. La convivialité de jadis a laissé place à l'indifférence quand ce n'est pas à la méfiance.

On ne se parle plus. On ne connait plus ses voisins qui, pourtant, vivent et partagent les mêmes problèmes : la difficulté de trouver une place de crêche, le logement trop petit ou trop bruyant, les problèmes d'emploi, les résultats scolaires des enfants, la sécurité dans le quartier -en un mot-, la vie.

Je pourrais vous dire qu'il faut réconcilier urbanité et urbanisme. Réapprendre à se parler et que cela ne dépend pas que de nous. Je pourrais m'en tenir à l'annonce de la création d'une mission interministérielle de la ville qui aura pour tâche de coordonner les actions jusqu'ici trop dispersées de tous les départements ministériels concernés.

C'est un moyen, ce n'est pas une réponse.

Ma réponse est dans les mesures que j'ai prises au cours des six semaines écoulées.

En consacrant plus d'un milliard de francs à des travaux d'urgence dans les quartiers dégradés, au réaménagement de la dette des organismes HLM, j'ai voulu permettre d'agir directement sur l'entretien des logements, sur les réparations des cages d'escalier, des ascenseurs, des halls d'entrées, sur la modération de la hausse des loyers et sur un effort particulier pour le logement des plus démunis.

100 000 foyers pourront en bénéficier dès cette année. 35 000 logements supplémentaires seront réhabilités.

Ce n'est pas une grande réforme du logement social. Ce n'est pas une mise à plat, qui sera pourtant nécessaire, du financement de l'aide personnalisée au logement. Mais pour ceux, dont la réalité quotidienne est faite d'ascenseurs en panne, de boîtes aux lettres cassées, de logements trop vétustes, de loyers trop chers, j'ai la conviction qu'il s'agit d'un nouvel espoir. »

La politique de la ville est donc d'emblée au coeur de son triennat à Matignon. Pour améliorer la représentativité des villes, le Premier ministre crée un Conseil national des villes, un comité interministériel des villes et une délégation interministérielle à la ville confiée à Yves Dauge. Le but est aussi de mettre de l'ordre dans la prolifération d'instances créées depuis 1981 qui sont à l'époque pas moins de 30. 

Cet enjeu est particulièrement relancé par les batailles entre bandes qui auront lieu en mars 1990 dans sa propre circonscription, à Chanteloup-les-Vignes, bientôt surnommée « Chicago-en-Yvelines ». 

Pour répondre à cette crise, le Premier ministre, propose au chef de l'Etat la nomination d'un ministre de la ville, en la personne de Michel Delebarre. Il met en place des contrats de ville, notamment en Seine-Saint-Denis pour favoriser le développement de ces territoires. Le service public est largement renforcé dans des banlieues qui se sentent abandonnées. Treize sous-préfets ont été nommés en renfort ainsi que des magistrats et des inspecteurs d'académie spécialisés. Vingt cinq maisons de justice sont créées et 700 policiers supplémentaires pour pratiquer l'ilotage sont affectés dans les zones les plus sensibles. 

Parmi les principales mesures de cette période, il y a aussi l'adoption d'une loi créant une dotation de solidarité entre les villes, les communes plus aisées contribuant à aider les plus précaires. Fin 1990, ont également lieu des Assises de l'association Banlieues 89 durant lesquelles le Président et le Premier ministre interviennent pour présenter les solutions du gouvernement. 

Résoudre les problèmes urbains, c'est aussi redéfinir la carte de la zone la plus urbanisée de France : l'île-de-France. Le projet était cher à Michel Rocard qui en fera un livre blanc de l'aménagement de l'île-de-France dans lequel l'amélioration du logement et des transports sont pointés comme les priorités. 

Après le départ de Michel Rocard de Matignon, mais largement préparée avant, sera adoptée la loi Besson qui instaure pour la première fois un droit au logement et met en place des plans départementaux d'action pour le logement des personnes défavorisées. 

Pierre-Emmanuel Guigo

Décembre 2021


Entretien avec Yves Dauge, ancien délégué interministériel à la politique de la ville

Je connaissais déjà bien les problématiques urbaines, ayant travaillé dans les années 1970 dans un bureau d’urbanisme coopératif parmi les plus importants de l’époque: le Bureau d’études et de réalisations urbaines, BERU. J’avais aussi participé au programme Habitat et vie sociale. C’est ce parcours d’urbaniste qui m’a valu de devenir chargé de mission de Pierre Mauroy en 1981.

Puis à partir de 1985, je présidais la mission interministérielle des grands travaux, ce qui m’a permis de travailler étroitement avec le Président de la République. Mais, à la fin du premier septennat, je n’ai pas voulu rester quand un secrétaire d’État aux grands travaux a été nommé. Je suis alors allé voir François Mitterrand qui m’a demandé ce que je souhaitais faire. Je lui ai alors fait part de ma volonté de m’occuper des banlieues et de la ville. En effet, j’avais beaucoup soutenu l’action de la commission, présidée par Hubert Dubedout, sur le développement social des quartiers créée en 1982. L’idée était désormais de développer un dispositif national des quartiers. J’ai travaillé sur ce projet en collaboration avec François Geindre, maire d’Hérouville-Saint-Clair et avec l‘Elysée où j’avais gardé de bonnes relations.

Nous avons monté un dispositif nouveau, plus performant qui visait à répondre à la crise qui s’était manifestée à l’occasion des émeutes des Minguettes en 1981. Notre projet était aussi soutenu par Robert Lion, le directeur de la Caisse des dépôts, qui a aussi fait le lien avec Michel Rocard.

C’est ainsi qu’est née la délégation interministérielle à la ville que nous avons proposée à François Mitterrand, puis à Michel Rocard lorsque celui-ci a été nommé Premier ministre. Pour donner de la marge de manœuvre à cette mission, il fallait en effet la rattacher à Matignon et non au ministère de l’Equipement, ce avec quoi, Maurice Faure, le ministre de l’Equipement, était parfaitement d’accord. Cela permettait de convoquer tous les directeurs administratifs qui ne seraient pas venus si la délégation avait été au ministère de l’Equipement.

A l’époque, je ne connaissais pas beaucoup Michel Rocard, mais le courant est tout de suite passé. Le Premier ministre était sensible à ces questions de développement social des quartiers, comme il l’avait montré lors de son discours de politique générale en parlant des cages d’escalier. Il était aussi proche de Hubert Dubedout et de Robert Lion.

Cette délégation était un mélange entre des professionnels pointus sur ces sujets et des militants. L’administration nous regardait de haut, nous considérant comme des marginaux.

Notre priorité, c’était de reconstruire une relation fine, étroite avec la population, en passant par une politique de proximité et de relance des services publics dans les quartiers. Nous cherchions à avoir une vision globale des quartiers, en sortant du regard spécifique de chaque administration. Je me suis ainsi battu pour n’avoir qu’une seule ligne budgétaire pour les quartiers, sans jamais y parvenir. Nous avons par contre réussi à obtenir des prêts bonifiés à 7% plutôt que 14% pour les villes en difficulté et ce en collaboration avec la Caisse des dépôts. Nous avons aussi créé les contrats d’agglomération, au nombre de 13. D’abord, à Marseille, puis en Seine-Saint-Denis. Ils étaient largement Inspirés des contrats de plan créés par Michel Rocard, lorsqu’il était ministre du Plan.  

L’interministériel fonctionnait pleinement. Michel Rocard m’avait ainsi demandé de faire une présentation devant les principaux ministres pour présenter les grandes lignes de cette politique de la ville. Cela avait enthousiasmé plusieurs d’entre eux, notamment Bernard Kouchner.

Si notre délégation a pu peser, c’est aussi parce qu’elle était soutenue par l’Elysée. Je rendais régulièrement des comptes à François Mitterrand pendant ces trois ans. J’ai aussi organisé des visites pour lui, notamment au sud de Créteil. Le président aimait se nourrir de situations et de contacts, loin des journalistes.

Notre approche était assez différente de celle de Banlieues 89. Ils avaient de bonnes idées, mais leur projet était surtout basé sur l’embellissement des quartiers, là où nous cherchions à mettre du lien social et des services publics. Après les Assises de Bron organisées par Banlieues 89 (décembre 1990), les choses ont changé. François Mitterrand a décidé de nommer un ministre de la ville en la personne de Michel Delebarre, avec lequel je m’entendais très bien. Il a été un bon ministre, mais s’est retrouvé à la tête d’un ministère qui n’avait que très peu de moyen et pris en tenaille entre des ministères qui ne jouaient pas le jeu. J’avais pour ma part perdu l’autonomie que j’avais à Matignon et j’ai donc décidé de quitter mes fonctions. Je suis de nouveau allé voir le président et lui ai expliqué les raisons de mon départ. Je l’ai aussi alerté sur les relations très tendues qui ne cessaient de s’amplifier entre police et jeunes.

La délégation n’a pas tout de suite disparu, mais elle a perdu son caractère militant qui faisait sa force et son originalité. Par la suite, la politique de la ville est devenue avant tout une politique de la destruction et du camouflage des quartiers, alors que notre but était de mettre de la citoyenneté et du dialogue. Les administrations ont aussi repris le pouvoir, se contentant à des politiques sectorielles, sans vision globale de la ville. Pendant ce temps la crise urbaine des quartiers s’est accentuée gravement.

Propos recueillis par Pierre-Emmanuel Guigo

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