MichelRocard.org

> Recherche avancée

Fondation Jean Jaurès

Michel Rocard et le renseignement

Floran Vadillo, Mars 2021

 Michel Rocard aimait les sujets de renseignement, en qualité d’homme d’Etat comme en celle d’homme politique. Guy Carcassonne l’énonçait avec son légendaire humour, le Premier ministre était « la quintessence du protestant, c'est-à-dire celui qui recherche à faire systématiquement ce qui est à la fois une bonne action et une bonne affaire[1] ». Or, le renseignement lui permit d’allier souci d’efficacité et accroissement de pouvoir.

 

Un conseiller au profil particulier : Rémy Pautrat

Premier signe de cet intérêt, il appella à son cabinet, Rémy Pautrat, préfet de corps, ancien directeur de la Direction de la Surveillance du Territoire (DST) de 1985 à 1986. D’abord nommé conseiller technique, il occupa par la suite le poste de conseiller à la sécurité, selon son souhait. Rémy Pautrat rapporte que sa nomination ne fut « pas bien vue à l’Élysée [...], on prenait ça comme une espèce de trahison [car il était] étiqueté « proche du Président » [2] ».

 

La réactivation d’une prérogative oubliée : la coordination du renseignement

Sous l’influence pressante de son conseiller[3], le Premier ministre proposa[4] à François Mitterrand de remédier aux carences d’un appareil de renseignement, notamment traumatisé par l’affaire du Rainbow Warrior de 1985 ou la vague d’attentats de 1986, en réactivant le Comité interministériel du renseignement. Cette création gaullienne des débuts de la Cinquième République n’avait jamais réellement fonctionné, à la fois par manque de volonté des services et manque d’intérêt des responsables politiques[5]. Après trois sollicitations infructueuses[6], le Président capitula d’un « si ça vous amuse… », véritable quitus sibyllin (mitterrandien, en somme) dont Michel Rocard tirera fièrement le titre d’un de ses ouvrages[7].

Selon Rémy Pautrat, « il était difficile de s’y opposer puisque cela existait mais ne fonctionnait plus ». En effet, le décret du 20 avril 1989, élaboré par les équipes rocardiennes, reprit les grandes lignes fixées dès 1962 et confia au Premier ministre ainsi qu’aux membres de son cabinet le soin de présider différents groupes de travail. Au terme d’une réflexion interministérielle, un plan de renseignement devait être soumis à l’approbation du Président de la République.

Toutefois, on peut incontestablement déceler une primoministérialisation du renseignement lorsque la réforme induit un accroissement des pouvoirs de coordination et d’orientation du Premier ministre par le biais du Secrétariat général de la défense nationale, nouveau centre névralgique de l’exploitation du renseignement. D’autant que le Président de la République avait sciemment orchestré le dessaisissement de Matignon dans ce domaine et chargé de ce secteur Gilles Ménage, son directeur de cabinet. Michel Rocard ne pouvait l’ignorer, lui qui souhaitait pénétrer par ce biais dans le domaine réservé du chef de l’État : « j’ai pris du pouvoir là, mais je ne l’ai pris à personne, il est dans la fonction de Premier ministre ». Même s’il finit par reconnaître avoir « chass[é] sur les terres du Président », il rétorque : « il avait pris des risques l’Autre, il m’avait nommé Premier ministre[8]».

Mais il faut se défier d’une histoire trop orientée par des reconstructions ex post : si François Mitterrand avait pris ombrage de la démarche de Michel Rocard, il disposait de l’autorité nécessaire pour l’en dissuader ou la vider de son contenu. En outre, le risque encouru se révélait relativement faible : le Président disposait de fidèles à la tête des services de renseignement. Il semble plutôt que la démarche du Premier ministre ait suscité une certaine ironie et un grand scepticisme, ce dont témoignait Gilles Ménage : « il n’a servi à rien ce CIR. […] je ne me souviens pas d’un seul renseignement intéressant qui ait été échangé dans ce truc. [Rocard] a eu une idée un peu technocratique ».

 

L’encadrement législatif des écoutes téléphoniques

L’ambivalence de la démarche se retrouve dans la réglementation des écoutes téléphoniques opérée par Michel Rocard : habité par un réel souci de moralisation de la vie publique et de mise en conformité avec les exigences de la CEDH, le Premier ministre était aussi parfaitement informé par Rémy Pautrat des activités de la cellule de l’Élysée bien avant que n’éclatât le scandale[9]. Le chef du Gouvernement prit donc le risque d’indisposer le Président de la République pour accomplir une réforme nécessaire et qu’il considérait juste. Il prépara donc la loi du 10 juillet 1991 relative au secret des correspondances émises par la voie des communications électroniques que porterait sa sucesseure…

 

Solder l’affaire du Rainbow warrior

Pendant tout son séjour à Matignon, Michel Rocard porta une attention soutenue à la DGSE, service mal aimé depuis l’affaire du Rainbow warrior. L’une de ses premières décisions consista d’ailleurs à présenter les excuses de la France à la Nouvelle-Zélande. Le Président Mitterrand s’y était toujours opposé et témoignait le plus grand dédain pour cette île perdue dans le Pacifique Sud[10].

Le Premier ministre décida en premier lieu de convoquer le commandant Mafart dans son bureau à Matignon (il nous confiait d’un ton malicieux : « cela ne s’était jamais vu sous la Ve République[11] ») ; après trois semaines de réticences ouvertement affichées par l’état-major et la rue Saint-Dominique, la passivité du Président débloqua la situation et le commandant honora la convocation du Premier ministre. Michel Rocard voulait renvoyer Alain Mafart sur l’îlot d’Hao[12] pour y purger les deux derniers mois de sa peine et ainsi apurer le contentieux. Le commandant n’en fit rien et le Premier ministre français entreprit alors de convaincre son homologue néo-zélandais, au demeurant fort réticent, de porter plainte contre la France et d’obtenir un arbitrage international !

Sur les instances du chef du gouvernement français, la France est condamnée le 30 avril 1990 ; une condamnation qui n’en constitue pas une puisque le tribunal d’arbitrage « déclare qu'il ne peut être fait droit aux demandes, de déclaration et d'ordre, de la Nouvelle-Zélande, tendant à obtenir le retour du Commandant Mafart et du Capitaine Prieur sur l'île de Hao » ! Toutefois, les juges « recommande[nt] que les gouvernements de la République française et de la Nouvelle-Zélande constituent un fonds destiné à promouvoir d'étroites et amicales relations entre les citoyens des deux pays, et que le gouvernement de la République française remette à ce fonds une contribution initiale équivalente à 2 millions USD. » Michel Rocard débloqua 300 000 USD et nomma à la coprésidence de ce fonds Jacques-Yves Cousteau, le français le plus respecté dans le Pacifique sud.

 

Un intérêt soutenu pour la DGSE

Mais au-delà de ces tractions diplomatiques, Michel Rocard souhaitait moderniser le renseignement extérieur. Son nouveau directeur général nommé en 1989, Claude Silberzahn, comprit tout le bénéfice qu’il pouvait tirer de la bénévolence primoministérielle mais il s’assura auparavant de l’absolution présidentielle[13]. Deux fois par mois, il rencontrait un Premier ministre « avide de connaissances » (pour une seule rencontre avec le Président). Ces relations de travail se révélèrent fructueuses pour le service : le Premier ministre entérina et débloqua les fonds nécessaires pour un plan de développement quinquennal. La DGSE bénéficia alors d’une réforme structurelle majeure et pérenne ; elle recruta massivement. D’un autre côté, le Premier ministre n’oublia pas d’apporter un soutien financier à l’amélioration de la collecte de renseignement technique[14] et une loi de décembre 1990 soumit tous les systèmes de cryptage commercialisés en France à une autorisation préalable du Service central de sécurité des systèmes d’information (organisme dépendant du Premier ministre). Enfin, marque suprême de cette appétence et élément quasi inédit, le Premier ministre se rendit par deux fois à la DGSE, en décembre 1988 et en août 1990. Tout cela conduit Claude Silberzahn à assurer que Michel Rocard fut le seul Premier ministre à marquer une attention soutenue pour les questions de renseignement[15].

 

Avec une ingénuité parfois feinte, Michel Rocard a profondément réformé le domaine du renseignement. Isolé au sein de son propre Gouvernement, le Premier ministre ressuscita des mécanismes qui lui permirent d’asseoir son autorité interministérielle. En dépit des camouflets successifs, le Président de la République laissa œuvrer celui qu’il avait nommé quelque peu contraint par la configuration politique. Des années après, Michel Rocard serait un promoteur acharné de ce sujet oublié des politiques publiques. Son intérêt survivrait à Matignon, son héritage également.

 

Floran Vadillo,

Président du think tank L'Hétairie

Partager sur