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Michel Rocard et l’affaire du foulard. La deuxième gauche, l’islam, la laïcité scolaire

Ismail Ferhat, Novembre 2020

Le 18 septembre 1989, trois collégiennes de la commune picarde de Creil sont renvoyées chez elle par leur principal - sans exclusion cependant – car elles portaient un foulard. Ce qui constituait un micro-conflit éducatif devint, en octobre et en novembre, un sujet médiatique, politique et intellectuel majeur de la société française, qui en fut profondément et durablement marquée. Un dépouillement dans les dossiers de presse de la Fondation nationale de sciences politiques (FNSP) a permis de trouver près de 343 articles dans la presse quotidienne et hebdomadaire entre le 4 octobre 1989 et le 4 janvier 1990. Elle se régla progressivement à partir de décembre 1989 sur le terrain et dans la réglementation (circulaire ministérielle du 12 décembre 1989).

Les travaux de sciences sociales ainsi que ceux journalistiques ont mis l’accent sur la médiatisation de l’affaire, les difficultés de gestion pour le système éducatif, et les débats qui ont traversé notre nation. Mais qu’en est-il pour le chef de gouvernement, Michel Rocard, qui est plutôt resté dans l’ombre de ces études et analyses[1] ?

 

1) Une approche doublement originale sur la laïcité scolaire et l’islam.

Michel Rocard, comme le courant rocardien qui le soutenait, avait un rapport spécifique à l’école laïque et à l’islam. Dans un parti qui affirmait son profond attachement à l’institution scolaire républicaine, le rocardisme, dans les années 1970, détonnait par sa critique parfois au vitriol de celle-ci[2]. Dans les années 1980, le courant rocardien a modéré ses critiques. Cependant, il garde sa volonté de moderniser et de moderniser le système éducatif[3]. Ainsi, la revue participe à un colloque avec la revue Esprit sur la transformation de l’école, inspirée par cette volonté de rompre avec la simple célébration de l’école de Ferry[4]. La loi qu’il fait voter, le 31 décembre 1984, sur la question de l’enseignement agricole, montre son ouverture aux écoles privées, importantes dans ce secteur éducatif, alors même que le PS pansait encore ses plaies après l’échec du projet Savary en juillet dernier.

Sur les questions de l’islam, le rocardisme se montre tout autant spécifique. Le PSU dont est issu Michel Rocard avait été, dès les années 1970, un laboratoire de la pensée et du militantisme en faveur du multiculturalisme et des minorités ethniques, en particulier celles issues de l’immigration[5]. Une fois passé au PS, et ayant évolué vers le centre-gauche, l’homme politique confirmait une approche résolument optimiste et confiante dans la place nouvelle de l’islam au sein de la société française[6]. Néanmoins, arrivée à Matignon, l’équipe rocardienne n’était pas sans craindre les débordements intégristes : une note d’Antoine Prost, conseiller éducation du Premier ministre, s’inquiétait quelques semaines avant l’affaire de Creil de la montée des radicalités religieuses, notamment musulmanes.

 

2) Un positionnement à la fois discret et affirmé.

Michel Rocard, globalement, laisse son puissant ministre de l’Éducation nationale, Lionel Jospin, gérer l’affaire des foulards, et ce dès sa médiatisation le 4 octobre 1989. Il faut dire que le dossier de l’école a opposé à plusieurs reprises les deux hommes depuis juin 1988 jusqu’à janvier 1989, parfois de manière très vive – la loi dite Jospin du 10 juillet 1989 était éloignée des positions défendues sur plusieurs aspects par Michel Rocard. L’ancien dirigeant du PS avait d’ailleurs interdit le 9 novembre à son secrétaire d’État Robert Chapuis d’intervenir lors de la crise de Creil- ce dernier ayant suggéré de lancer un rapport sur les questions d’intégration à l’école-, confirmant les tensions existantes. Lorsque l’UOIF, organisation islamique conservatrice, demanda par écrit à Matignon de prendre position sur l’affaire des foulards, le directeur de cabinet de Michel Rocard, Jean-Paul Huchon, la renvoya sur la rue de Grenelle le 9 novembre. Assez savoureusement, François Mitterrand eut exactement la même attitude.

Cependant, sur le fond- comme le président- Michel Rocard partageait le souci de dépassionner les débats. Se méfiant d’un discours en faveur de l’exclusion des élèves - rappelons que légalement, en France, les foulards à l’école publique n’étaient alors pas interdits -, il prône à la fois le respect de la laïcité et le souci du dialogue avec les collégiennes voilées. Le 5 novembre, Michel Rocard intervient devant les clubs Convaincre pour soutenir la position temporisatrice de Lionel Jospin, dénonçant les surenchères sur la laïcité. Celles-ci, pour lui, ne pouvaient suffire à résoudre la crise des quartiers urbains populaires.

 

3) Une analyse rocardienne de plus en plus difficile au PS ?

Le positionnement de Michel Rocard intervient alors que le Parti socialiste ouvre, de manière pérenne, des déchirures internes sur la laïcité et l’islam. En effet, l’affaire de Creil a cristallisé des tensions qui préexistaient et affleuraient depuis plusieurs années. Ceci fut notamment le cas des laïques les plus durs du parti, comme Jean Poperen ou Colette Audry (qui soutint publiquement une réunion féministe hostile au foulard à la Mutualité, le 28 novembre 1988). Pour ces derniers, cette crise médiatique, politique et scolaire, confirmait combien il fallait se méfier des offensives religieuses en cours dans les années 1980. Révolution islamique iranienne, montée des organisations inspirées par les Frères musulmans, apparition du Hezbollah au Liban : l’islamisme arrive sur le devant de la scène internationale.

La volonté de Rocard et de ses proches d’affirmer que « la laïcité c’est aussi le dialogue » fut recouverte par les passions au sein du monde politique général, et du PS en particulier[7]. Alors que les affrontements qui allaient se déchainer lors du congrès de Rennes se précisaient, la position du premier ministre et de Lionel Jospin fut attaquée par des socialistes de premier plan[8]. Les années ultérieures confirmèrent que le PS allait se déchirer sur l’islam et la laïcité, notamment avec le retour du débat sur les foulards islamiques en 2003. Il n’est pas sûr que cette division, subie par Michel Rocard en 1989, ait pris totalement fin dans les années récentes.

Ismail Ferhat, MCF, Université de Picardie Jules Verne - Centre Amiénois de Recherche en Education et Formation

[1] Ismail Ferhat, « L’exécutif ou la concurrence des silences », in Ismail Ferhat, (dir.), Les foulards de la discorde. Retours sur l’affaire de Creil, 1989, La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube, 2019, p. 27-37.

[2] Centre d’initiative de recherche pour le socialisme autogestionnaire (CIRSA), groupe éducation, « Axes de recherche », vers 1979-1980, OURS, fonds Robert Chapuis, 107 APO 43.

[3] Ismail Ferhat, « Un réformisme empêché ? Michel Rocard et l’éducation (1988-1991) », in Alain Bergounioux, Mathieu Fulla (dir.), Michel Rocard Premier ministre. Paris, Presses de Sciences Po, 2020, p. 281-295.

[4] Dossier « enjeux scolaires, enjeux sociaux », Interventions n°14, octobre-décembre 1985.

[5] PSU, Contrôler aujourd’hui pour décider demain, Paris, Tema, 1972, p. 207-212.

[6] Table ronde « Immigration et différences », Convaincre n°9, juin 1986.

[7] Interview de Robert Chapuis, La Croix, 26 octobre 1989.

[8] Joseph Macé-Scaron, « Parti socialiste : l’axe Rocard-Jospin en question », Le Figaro, 7 novembre 1989.

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