Novembre 1989 : La crise « des foulards »
Alain Bergounioux, Novembre 2020
Le 27 novembre 1989, le Conseil d'Etat rendait l'avis qu'avait sollicité Lionel Jospin, au nom du gouvernement, pour savoir si le port de signes d'appartenance religieuse à l'école était ou non compatible avec le principe de laïcité et dans quelle mesure des décisions des autorités publiques pouvaient le réglementer. Le Conseil d'Etat rappelait l'état du droit positif à l'époque et la conciliation nécessaire entre deux principes de valeur constitutionnelle, le principe de laïcité et celui de la liberté de conscience, pourvu que sa manifestation "ne trouble pas l'ordre public établi par la loi". Le contenu de cet avis, comme le fait même de recourir au Conseil d'Etat, furent controversés. Pourtant, comme le rappelle Jean-Paul Huchon, dans ses souvenirs "Jours tranquilles à Matignon" dont nous publions un extrait ci-dessous, ce rappel du droit et des contingences locales auxquelles était soumise l'appréciation du trouble à l'ordre public suffit à l'époque "à éteindre un feu qui menaçait de s'étendre". On sait aujourd'hui que les braises restaient incandescentes sous la cendre, mais bien peu nombreux étaient à l'époque ceux qui mesuraient l'intensité souterraine de l'instrumentalisation de ces questions par l'islamisme politique. Alain Bergounioux revient ici sur l'analyse que Michel Rocard a fait de cette crise, dans une des rares interventions où il l'évoque, pour souligner que l'on ne peut pas tout demander à la laïcité, et notamment de régler les problématiques liées à l'intégration : de ce point de vue, l'essentiel reste à faire.
Le 5 novembre 1989, Michel Rocard, Premier ministre, devant les clubs Convaincre, donne publiquement sa position sur l'affaire dite des "foulards de Creil", qui a pris un retentissement national. Celle-ci avait débuté le 18 septembre, quelques jours après la rentrée scolaire, quand le principal d'un collège de Creil avait interdit la présence en cours de trois jeunes filles musulmanes portant un foulard sur la tête. Le fait existait déjà, dans quelques établissements. Mais, à Creil, après l'échec de tentatives de conciliation avec les familles, un débat s'est noué et a pris rapidement de l'ampleur. Dès le début octobre, des associations islamiques nationales, le cardinal Lustiger, pour l'Église catholique, le Planning familial, interviennent dans la presse. Le 25 octobre, le ministre de l'Éducation nationale, Lionel Jospin, donne la position du gouvernement à l'Assemblée nationale. En rappelant les principes de la laïcité dans l'école publique, il charge les autorités locales, les inspections d'Académie et les chefs d'établissement, de trouver les voies et les moyens de les faire appliquer dans le dialogue. Et pour que les règles soient claires et légitimes, il annonce une saisine du Conseil d'État afin qu'il donne un avis. Ce qui est fait le 4 novembre. Mais le 2 novembre, une tribune, signée par cinq intellectuels de renom, Élisabeth Badinter, Régis Debray, Élisabeth de Fontenay, Alain Finkielkraut et Catherine Kinzler, paraît dans le Nouvel Observateur sous le titre "Profs, ne capitulons pas !" et dénonce un "Munich scolaire". A cette date, le débat a saisi toutes les organisations politiques, les syndicats, les mouvements laïques et les différentes confessions et montre des divisions notables.
C'est dans ce contexte que Michel Rocard intervient le 5 novembre. Son discours a pour thème principalement la politique de la ville, mais il compte un important développement sur la crise en cours. Il est intéressant de le citer :
« (...) Ces dernières semaines ont remis au premier plan, et comme je m'en réjouis ! la nécessité d'une laïcité qui soit à la fois fidèle aux principes de tolérance, de progrès et d’émancipation qui en sont la substance même, et qui soit en même temps adaptée aux réalités de notre temps.
« La laïcité de l’État est un principe constitutionnel. La laïcité de l’école est une des valeurs les plus essentielles dont nous sommes porteurs.
« Mais une laïcité moderne ne comporte-t-elle pas aussi désormais l’exigence d’une laïcité de la ville, c’est-à-dire d’une capacité de nos cités, grandes ou petites, à accueillir, à faire coexister, à intégrer les cultures, les croyances et les communautés ?
« Croit-on en effet que cinq ou six heures quotidiennes à l’école peuvent suffire à réussir l’intégration quand dix ou douze heures dans la ville contribuent à la désintégration ?
« Croit-on que c’est par hasard que c’est dans des écoles de Creil, d’Avignon ou de Marseille, dans ces quartiers kaléidoscopes de nationalités, de religions et de cultures, que s’est cristallisée la difficulté de cette intégration, et non ailleurs ?
« Dans le grand mouvement social que nous traversons, il est indispensable que quelques principes essentiels et quelques valeurs fondamentales nous servent de repères constants.
« La laïcité est une de ces valeurs. Le refus des exclusions est un de ces principes ?
« Mais que se passe-t-il lorsqu’ici ou là, des situations concrètes viennent placer en opposition ce principe et cette valeur ? Quand les conditions concrètes d’application de l’un sont en contradiction avec l’autre ?
« Voudrait-on nous condamner à n’avoir d’autre alternative que sacrifier nos valeurs ou renoncer à nos principes ?
« La difficulté est là, et nulle part ailleurs. Mais alors, me dira-t-on, vous refuser de choisir ?
« Et bien oui, je refuse le choix réducteur qui conduirait, dans la réalité concrète, à opposer la laïcité et le refus des exclusions. Parce que mon choix est de créer les conditions pour qu’elles soient compatibles, assumées, accomplies.
« Et si pour surmonter cette contradiction, si pour que l’école puisse – contre les intégrismes – jouer pleinement son rôle d’intégration, du temps est nécessaire, alors prenons le temps du dialogue, le temps de la persuasion, le temps qui permet aussi et surtout d’apporter des réponses effectives aux problèmes de logement, de la vie urbaine qui a transformé en ghettos tant de nos cités et de nos banlieues ! Cette approche concrète et pragmatique, pour concilier à la fois nos valeurs et nos principes, est celle que Lionel Jospin a exprimée au nom du gouvernement. Voilà la direction ferme, réaliste et responsable que j'ai choisi de suivre. »
Michel Rocard a donc apporté son soutien à la démarche de son ministre – que François Mitterrand a autorisé également. On sait que cela n'a pas arrêté le débat ni mis un terme aux controverses. Quinze années plus tard, en 2004, après les travaux de la commission Stasi, une loi a porté interdiction du "port ostensible des signes religieux" dans les établissements publics de l'enseignement scolaire. Et aujourd'hui, dans un contexte rendu dramatique par les attentats islamistes survenus depuis 2012 à Toulouse, la question déborde largement du seul problème des "foulards". La manière, cependant, dont Michel Rocard la posait, évidemment sans le recul qui est actuellement le nôtre, conserve une pertinence. Les défis que représente l'islamisme politique et les difficultés qu'éprouvent les français musulmans dans l'expression de leur foi ne peuvent trouver leurs réponses dans la seule affirmation laïque. Celle-ci est, certes, la finalité et une part importante de la solution, si elle est acceptée et comprise. Mais tout un ensemble de politiques publiques doivent s'atteler à réduire les fractures sociales, culturelles, urbaines qui sont un terreau dans les problèmes actuels et qu'utilisent les islamistes politiques. Michel Rocard, il faut le souligner, utilise déjà la notion de « ghetto » dans ce discours de 1989. Les termes du débat n'ont pas fondamentalement changé depuis lors – comme l'a montré le Président de la République dans son discours des Mureaux de septembre 2020 – sauf qu'ils revêtent, désormais, une acuité plus grande.
Alain Bergounioux
Président du conseil scientifique de MichelRocard.org