Michel Rocard et la cause homosexuelle
Frédéric Martel
- Comment avez-vous rejoint la direction du PS auprès de Michel Rocard en 1993 ?
Frédéric Martel - A l'origine, je suis le représentant de l'université d'Avignon à la coordination étudiante contre la loi Devaquet en décembre 1986. C'est la première fois où je viens à Paris et je me lie alors à l'UNEF-ID, tendance Rocard. Par la suite, j'ai été le collaborateur de Renaud Vignal, ambassadeur de France, rocardien, à Bucarest, auprès de qui j'ai fait mon service militaire comme coopérant. Il avait été le directeur de cabinet de Jean-Pierre Cot, ministre délégué à la Coopération, et il était élu socialiste (rocardien) de la Drôme. A mon retour du service militaire, au début des années 1990, j'ai rejoint les clubs Forum. Donc, comme Benoît Hamon, Olivier Faure, Christophe Clergeau, Manuel Valls, Christophe Castaner et bien d'autres, je viens des clubs Forum, les jeunes rocardiens. Et comme c'était la règle à l'époque (!), depuis les clubs Forum, j'étais aussi l'un des rocardiens de l'UNEF-ID et du MJS – mais à un niveau plus modeste. Lorsque Michel Rocard devient premier secrétaire du PS, en 1993, il me propose de devenir délégué national du PS, auprès de lui. En 1993, je suis donc en charge des questions de lutte contre le sida, de la question gay et des problèmes de société en général, à la direction nationale du PS. On est alors une petite équipe, et les rocardiens sont peu nombreux, même dans le PS de Rocard – je pense que c'est l'une de ses erreurs. Il y avait Jean-Paul Huchon, Michèle André (pour les questions femmes), Benoit Hamon pour la jeunesse (il prendra bientôt la direction du MJS et obtiendra son indépendance, ce qui marque le début de son ascension politique), Yves Colmou comme chef de cabinet, etc. Je travaillais essentiellement avec Yves Colmou, Jean-Paul Huchon, ainsi que Pierre Encrevé pour la culture et Guy Carcassonne sur les discours. Et du coup, comme on était un petit nombre de rocardiens dans la direction du PS, je m'occupais de pas mal de sujets au-delà de mon domaine (question gay, sida etc.).Ainsi, je me mis à écrire certains discours pour Guy Carcassonne et à travailler constamment sur les idées, le rapport aux intellectuels et la culture avec Pierre Encrevé. C'est comme ça que j'ai monté les voyages de Rocard à Sarajevo en février 1994 et en Roumanie, et que je l'ai accompagné lors de ces deux déplacements officiels. Ce qui est amusant, c'est que j'étais membre de la direction nationale du PS... sans être membre du PS : j'étais seulement membre du MJS. Après la défaite de Rocard aux élections européennes en juin 1994, nous avons tous quitté la direction du PS. C'est à ce moment-là que j'ai rejoint Martine Aubry, et, comme Benoit Hamon, Olivier Faure ou Anne Hidalgo, j’ai rejoint son équipe rue de Grenelle, au ministère du Travail en 1997
Q.- Quelle était la position des rocardiens sur les questions LGBT ?
M. - Au début des années 1990, il faut se souvenir que c'était une question compliquée et politiquement tendue. Laurent Fabius était en procès à cause de l'affaire du sang contaminé –Michel Rocard trouvait d'ailleurs que c'était injuste – et lorsque nous parlions du sida, certains considéraient que c'était une tactique politicienne contre Fabius ! Certains fabiusiens prônaient l’immobilisme sur le sujet. Peu à peu, on a réussi à construire un vrai projet de lutte contre le sida, en se nourrissant de ce que Michel Rocard avait fait comme Premier ministre : la création de l'AFLS (Agence française de lutte contre le sida, créée en février 1990), l'ANRS (Agence nationale de recherche sur le sida, créée en 1988) et le Conseil national du sida. Il y a eu bientôt une vraie mobilisation du PS contre le sida. Quant aux questions LGBT, on peut dire que personne ne s'y intéressait en 1993-1994. Ce n'était pas de l'homophobie : c'est que la question gay n'était pas sur l'agenda politique.
- Y avait-il des réticences en interne sur ces questions ?
M. - Il y a un paradoxe ici. Les plus ouverts sur le sujet étaient les rocardiens et les femmes. Les socialistes les plus radicaux considéraient que ces sujets n'intéressaient pas nos électeurs. La tendance de Jean-Luc Mélenchon était très hostile à la question gay et les proches d'Henri Emmanuelli, je m'en souviens, étaient très réticents à notre expression sur la question gay. Ils considéraient que ce genre de sujet n’intéressaient pas « le peuple » !En tant que délégué national du PS, j'assistais régulièrement au bureau national et ces sujets n'étaient pas très bien vus. En revanche, étrangement, on a toujours eu un grand soutien sur ce sujet par les chevènementistes, notamment Jean-Yves Autexier et Jean-Pierre Michel. Le rocardien Christophe Clergeau, alors successeur de Manuel Valls à la tête des clubs Forum, et le MJS de Benoit Hamon nous ont également beaucoup aidés.
- Quel rôle Michel Rocard a-t-il joué dans l'élaboration de ce qui deviendra, en 1999, la loi sur le PACS ?
M. - Avec le soutien permanent de Jean-Paul Huchon, Guy Carcassonne, Yves Colmou et surtout Pierre Encrevé, j'ai proposé à Michel Rocard de travailler sur ce sujet. Il a accepté l'idée d'un déjeuner avec les « leaders » de la communauté gay et cela a eu lieu chez lui, vers la fin de l'année 1993 je crois. On avait fait venir des figures comme l'écrivain Dominique Fernandez, le fondateur de Aides Daniel Defert, le président de Radio France Internationale André Larquié (récemment disparu) et je crois qu'il y avait aussi le metteur en scène Patrice Chéreau, Pierre Encrevé et moi. Ce fut un déjeuner essentiel, car je crois que Rocard a vraiment compris qu'au-delà de la question du sida, il y avait un vrai besoin de reconnaissance du couple gay. Le déjeuner a tourné autour de ces propositions de CUC et de CUS, comme on disait alors : le contrat d'union civile. A partir de ce déjeuner, j'ai eu le feu vert pour défendre cette proposition et par la suite, grâce à plusieurs chevènementistes, Rocard a inscrit ce sujet à l'agenda du PS et a même pris position officiellement au printemps 1994, en tant que premier secrétaire, pour le Contrat d'Union Civile. On peut vraiment dire que l'engagement du PS en faveur du PACS tel qu’il aboutira en 1999est né là autour des rocardiens de 1993-1994.
- Quel a été le rôle de Rocard par la suite ?
M. - Je pense que le texte clé de l'histoire du PACS – on l'a un peu oublié – date du 20 juin1996. A ce moment-là, je suis l'un des collaborateurs de Martine Aubry dans les clubs AGIR et FACE, avec Benoit Hamon notamment. Martine Aubry a toujours été très favorable au Contrat d'Union Civile (CUC), devenu entre-temps le Contrat d'Union Sociale (CUS). Je lui ai proposé de lancer un appel pour défendre cette proposition, ce qu'elle a accepté tout de suite. Mais alors que je lui proposais un appel d'intellectuels, elle m'a dit : « Non. On prend des politiques ». J'ai proposé à Rocard, au nom de Martine Aubry, de signer le texte et il l'a accepté tout de suite. On a également sollicité Pierre Mauroy, Elisabeth Guigou, Dominique Voynet, Jean-Pierre Chevènement, Catherine Trautmann, Ségolène Royal, Bernard Kouchner etc. Ce petit texte est paru dans Le Monde et dans Libération fin juin 1996. Le CUS entre ainsi dans le programme officiel du PS... et, notamment, de manière inattendue, dans celui des élections législatives de1997, suite à la dissolution inattendue de Jacques Chirac. C'est un appel essentiel car cinq ou six de ses signataires seront ministres dans le gouvernement de Lionel Jospin dès 1997. Ducoup, grâce à Martine Aubry et à Michel Rocard, le PS s'est engagé à faire le Contrat d'Union Sociale et Lionel Jospin – qui n'y était guère favorable initialement – sera contraint de le faire pour ne pas « désespérer » la « gauche plurielle ». On peut vraiment dire que Rocard et Aubry ont été les artisans initiaux du PACS, en amont, dans les rangs du PS. Le PACS, c'est le Contrat d'Union Civile et Sociale remanié. Lorsque le débat sur le PACS a eu lieu, en 1998, Martine Aubry jouera un rôle majeur, comme ministre de l'Emploi et de la Solidarité, aux côtés de la Garde des Sceaux, Elisabeth Guigou. La moitié des articles de la loi sur le PACS sont gérés par M. Aubry et je les suis avec Adeline Azan, au sein du cabinet de Martine Aubry. Michel Rocard, que je voyais régulièrement, nous a toujours soutenu à cette époque, même s'il n'était plus officiellement en fonction.
- En 2013, Michel Rocard s'est montré critique du mariage pour tous. Qu'en avez-vous pensé ? Pourquoi cette évolution selon vous ?
M. - Michel Rocard est né en 1930 ; en 2013, il a 83 ans. François Mitterrand ou Lionel Jospin n'étaient pas non plus très sensibles à ces sujets car l'ADN, le logiciel du PS – je dirais le PS « canal historique » – n'était pas formaté pour comprendre ces questions « de société ».Sur ce sujet, il y a vraiment un effet générationnel. Rocard a défendu le CUS et le CUC en 1993en homme politique ; ce n'était pas son sujet, ni sa sensibilité. Mais il nous a laissé faire et nous a donné les feux verts. Il l'a fait comme il a défendu le MLF (Mouvement de libération des femmes) à l'époque du PSU ou l'émancipation de la jeunesse par la suite. Ce que j'ai admiré chez Rocard, c'est justement sa capacité d'écoute et d'analyse de sujets qui n'étaient pas les siens. Il a reçu des représentants du monde gay à déjeuner, il les a écoutés ; et il a compris. A partir de là, je n'ai plus eu à le convaincre. Je pense que par la suite, en 2013 peut-être, il a été un peu déstabilisé par l'opposition anti-mariage, comme d'ailleurs Lionel Jospin, François Hollande ou même Emmanuel Macron. Je pense, comme Rocard, qu'on a fait des erreurs sur le« mariage pour tous », notamment en allant trop vite sur la PMA et la GPA, par exemple. Je suis favorable à la PMA et même la GPA « éthique », mais on devait fonctionner en 2012-2013par étapes : le mariage et l'adoption étaient une première étape. Si le mariage pour tous a été possible, c'est parce qu'on avait d'abord fait le PACS. Si on avait proposé directement le« mariage pour tous », au parlement, en 1998, on aurait eu moins de 10 votes sur 577 députés !C'est la réalité. Personne ne voulait entendre parler du mariage en 1998. Voilà pourquoi, il faut avancer par étapes. Même si je suis aujourd'hui journaliste et universitaire, je reste encore un pur rocardien : le pragmatisme, le pas à pas, le compromis politique. Le dialogue et le compromis n'ont jamais été synonymes de compromission !