Quelle est la place de Michel Rocard dans la genèse de la gauche plurielle (1993-1997) ?
Élisa Steier, Mars 2024
Si Michel Rocard n’a pas véritablement occupé une place centrale dans le processus de construction de la gauche plurielle, son action et ses prises de parole en 1993 et 1994, présentant notamment sa propre vision de l’union et appelant à l’organisation de rencontres, ont néanmoins permis d’amorcer un nouveau processus de réflexion concernant les relations entre partis de gauche et écologistes, prélude à la fabrication concrète de la gauche plurielle.
En février 1993, invité par Laurent Fabius à prendre la parole lors d’un meeting de campagne à Montlouis-sur-Loire[1], Michel Rocard prononce le discours dit du « big bang ». Constatant les multiples changements auxquels font face la société et le système politique, Michel Rocard affirme que doivent en découler, notamment, des évolutions dans la vie politique à gauche, qui sont assimilées à un « big bang ». La gauche a besoin, selon lui, d’un « vaste mouvement ouvert et moderne », qui inclurait « tout ce que l’écologie compte de réformateur », des centristes proches d’une « tradition sociale », des communistes rénovateurs et enfin, des militants des droits de l’homme[2]. Cependant, les contours de ce mouvement, qu’il nomme aussi « rassemblement », ne sont pas précisés : il est donc difficile d’établir avec certitude s’il est question d’une union entre différents partis politiques ou de la création d’un nouveau parti politique qui accueillerait différentes sensibilités.
Ce discours rencontre un fort écho médiatique[3] et crée la surprise mais il ne produit aucun effet dans l’immédiat et, surtout, ne suscite pas l’enthousiasme chez les alliés envisagés. Ainsi, les Verts réagissent en affirmant qu’ils ne « s’inscrivent pas dans une démarche de recomposition de la gauche », ni dans « un quelconque “rassemblement des forces de progrès” […][4] ». Les communistes et les centristes ne sont également pas intéressés[5]. En particulier, la proposition d’intégrer les centristes dans un possible rassemblement, rappelant l’appui de ces derniers à l’Assemblée nationale lorsque Michel Rocard était Premier ministre, ne semble pas du goût de la direction du PCF, qui l’interprète comme une tentative d’éliminer « la notion de gauche[6] », ni des adhérents socialistes, qui s’expriment quelques mois plus tard lors des États généraux de juin et juillet 1993[7].
Par conséquent, cet élargissement aux centristes n’est plus mis en avant par la suite, mais la nécessité de mettre en œuvre un rapprochement entre les partis de gauche et écologistes semble essaimer. Ainsi, dans la motion présentée lors du congrès du Bourget en octobre 1993 par les principaux courants socialistes, dont le rocardien, la stratégie préconisée est celle de la constitution d’une alliance avec « les communistes et les écologistes dans leur diversité, les radicaux de gauche, les hommes et les femmes qui souhaitent participer à ce rassemblement[8] ». Le discours dit du « big bang » présente donc le mérite de remettre au centre de la conversation politique le sujet de la stratégie d’alliance et de susciter des prises de position concernant un éventuel rapprochement entre formations politiques progressistes, question qui était mise de côté à l’échelle nationale depuis le départ des ministres communistes du gouvernement Mauroy en 1984. Ce discours est également révélateur d’un arrière-plan électoral : les suffrages recueillis par les socialistes diminuent au début des années 1990 et ils ont donc intérêt à rechercher des alliés en vue des élections européennes de 1994 et de l’élection présidentielle de 1995, d’autant plus que Michel Rocard projette, dès 1991, d’être candidat à la seconde[9].
Si le « big bang » appelé de ses vœux par Michel Rocard n’est pas créé dans l’immédiat, le discours ouvre la porte à des rencontres en 1994 entre des personnalités issues de différentes formations politiques progressistes. En effet, en avril 1993, peu de temps après la défaite de la gauche, et en particulier du PS, aux élections législatives, Michel Rocard devient Premier secrétaire du parti qu’il a rejoint en 1974. Son mandat est clair : il doit d’une part redonner la parole aux militants, ce qui a été fait par le biais des États généraux évoqués plus haut, mais aussi organiser des Assises de la transformation sociale[10], afin de renouer le contact avec les autres formations progressistes. Michel Rocard réitère d’ailleurs sa volonté de mettre en œuvre ces Assises lors du discours de clôture du congrès du Bourget en octobre 1993. Il appelle en effet à un « travail de rapprochement doctrinal » afin « d’œuvrer pour toute la gauche[11] ». Il donne donc encore une fois un élan en faveur d’une reprise du dialogue et d’un rapprochement.
Les Assises sont lancées début janvier 1994 dans un appel signé par 746 personnalités politiques ou associatives, dont Michel Rocard, et publié dans le journal Le Monde[12]. Quatre rencontres ont lieu durant l’année 1994. Toutefois, il est à noter que si l’idée des Assises découle en grande partie de la vision de Michel Rocard, celui-ci n’est pas au premier plan dans l’organisation de ces débats, sans doute parce qu’il est également accaparé par la préparation des élections européennes et l’opposition au gouvernement d’Édouard Balladur[13]. Ainsi, il ne fait pas partie du comité de pilotage des Assises[14] et charge Lionel Jospin de la coordination[15]. Il participe aux deux premières rencontres, à Paris en février 1994[16] et à Rennes en avril 1994[17], mais sans longues prises de parole. Toutefois, cela ne l’empêche pas de réaliser des contacts informels avec certains membres d’autres partis[18] et de réitérer son souhait d’une « nouvelle alliance » pour rassembler toutes les forces de gauche[19]. Cependant, suite à sa défaite aux élections européennes de 1994, la liste socialiste ne rassemblant qu’un peu plus de 14 % des suffrages exprimés, Michel Rocard est mis en minorité lors du Conseil national du 19 juin 1994 et doit démissionner de son poste de Premier secrétaire. Absent, désormais, de la direction du Parti socialiste, il ne participe pas à la rencontre de Vaulx-en-Velin en septembre 1994[20] mais intervient à celle de décembre à Paris[21].
On peut ainsi considérer que Michel Rocard a joué un rôle important dans les débuts du processus aboutissant à la création de la gauche plurielle en 1997, en proposant de renouveler et de relancer le rapprochement entre les forces progressistes en 1993, puis en permettant et en encourageant, une fois à la tête du PS, l’organisation des Assises qui ont permis l’émergence d’un dialogue autrefois tari au sein de la gauche. Toutefois, sa mise en retrait de la direction du PS et son investissement dans un mandat de député européen[22] le tiennent éloigné de la poursuite des discussions entre les forces progressistes et des négociations, débutant en 1996, pour d’éventuelles alliances. Michel Rocard n’a donc pas participé à l’aboutissement du processus de création de la gauche plurielle mais en a esquissé les prémices.
Élisa Steier
[1] Pierre-Emmanuel GUIGO, Michel Rocard, Perrin, 2020, p. 276.
[2] Discours dit du « Big bang », 17 février 1993, p. 8, michelrocard.org, consulté le 29 février 2024.
[3] Pierre-Emmanuel GUIGO, Michel Rocard, op. cit., p. 276.
[4] Compte-rendu du CNIR des 3 et 4 avril 1993, dossier du 22 avril 1993, p. 16, boîte C1 Écologisme 2.5 Vie du mouvement AG Chambéry – La Villette – Lille CIRE/POL/PERSO/YC/137, fonds Yves Cochet, Centre international de recherches sur l’écologie (CIRE).
[5] Le Monde, 20 février 1993, archives en ligne.
[6] Compte-rendu de décisions, p. 1, réunion du Bureau politique du 23 février 1993, boîte 261 J4/50, archives du PCF, Archives départementales de Seine–Saint-Denis.
[7] Très peu de contributions fédérales proposent l’alliance avec les centristes d’après le rapport de la Commission « Stratégie et alliances » (Supplément du PS Info spécial responsables no 553 du 14 août 1993, p. 8, boîte 4 SN 44 (Secrétariat national Propagande – Communication 1975-1994, États généraux du parti), archives du PS, Fondation Jean Jaurès).
[8] Vendredi, no 212, 17 décembre 1993, motion finale « Refonder », p. 33, archives en ligne, FJJ.
[9] Pierre-Emmanuel GUIGO, Michel Rocard, op. cit., p. 266.
[10] Le nom initial d’« Assises de la gauche » donné par les socialistes ne convenait pas aux écologistes et a donc été remplacé par « Assises de la transformation sociale ».
[11] Discours de clôture du congrès du Bourget, 24 octobre 1993, p. 8, michelrocard.org, consulté le 1er mars 2024.
[12] Document « 1res Assises de la transformation sociale », boîte 305 J 22-23, fonds Georges Marchais, AD Seine–Saint-Denis.
[13] Pierre-Emmanuel GUIGO, Michel Rocard, op. cit., p. 281 sqq.
[14] Adresse, décembre 1994, boîte C5 Écologisme 2.4 Collège exécutif 1993 CIRE/POL/PERSO/YC/126, fonds Yves Cochet, CIRE. Ce document est adressé aux candidats à l’élection présidentielle de 1995 et fait part de huit attentes, formulées à l’issue du processus des Assises, concernant différentes thématiques (inégalités, démocratie, immigration, etc.). Il est signé par le comité de pilotage : le nom de Michel Rocard n’y figure pas.
[15] Discours de clôture du congrès du Bourget, 24 octobre 1993, p. 8, michelrocard.org, consulté le 1er mars 2024.
[16] Le Monde, 8 février 1994, archives en ligne.
[17] Le Monde, 3 mai 1994, archives en ligne.
[18] Par exemple Didier Anger, membre fondateur des Verts et ancien député européen. Lettre de Didier Anger aux Verts, « Pour toute transparence. J’ai rencontré Michel Rocard… », 25 février 1994, boîte C5 Écologisme 2.4 Collège exécutif 1993 CIRE/POL/PERSO/YC/126, fonds Yves Cochet, CIRE.
[19] Pierre-Emmanuel GUIGO, Michel Rocard, op. cit., p. 287.
[20] Tableau « ATS 24-25/09/94 à Vaulx-en-Velin : “Vivre ensemble”. Séances plénières », boîte 1 FP2 – 160, fonds Pierre Mauroy, FJJ.
[21] Le Monde, 6 décembre 1994, archives en ligne.
[22] Pierre-Emmanuel GUIGO, Michel Rocard, op. cit., p. 290 sqq.