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Fondation Jean Jaurès

Visite de Michel Rocard à la DGSE - 23 août 1990

Benjamin Thibord, Juin 2017

Sous la Ve République, les affaires étrangères et diplomatiques constituent la chasse gardée des présidents de la République. François Mitterrand, fin diplomate, ne dérogea pas à la tradition et chercha même à réduire, autant que faire se peut, la place dévolue au Premier Ministre en matière d'affaires étrangères en l'entourant par des ministres fidèles, à l'instar de Roland Dumas[1], Jean-Pierre Chevènement[2] et Pierre Joxe[3]. Pourtant, Michel Rocard, Premier ministre du 10 mai 1988 au 15 mai 1991, n'a de cesse de trouver les moyens d'étendre son influence, et c'est par le biais du renseignement qu'il y parvint.

Ce texte est à remettre dans un contexte historique marqué par des bouleversements d'ampleur. La chute du mur de Berlin 9 novembre 1989, quelques mois avant la visite de Michel Rocard à la Direction Générale de la Sécurité Extérieure, marque le début de la fin de la guerre froide et annonce l'implosion de l'URSS[4]. Parallèlement à ce basculement de l'histoire, le conflit israélo-palestinien s'enfonce dans la spirale de la violence avec notamment le premier intifada (1987-1993), tandis que l'Irak s'embrase une nouvelle fois lors de la Première guerre du golfe en août 1990. Nul ne saurait être exhaustif pour décrire cette période de l'histoire, tant les déclinaisons sont nombreuses et les exemples pléthoriques.

Il s'agit de la deuxième visite de Michel Rocard au cœur des services, elle se fait en compagnie du ministre de la Défense, Jean-Pierre Chevènement et le directeur général de la D.G.S.E, Claude Silberzahn, haut fonctionnaire du corps préfectoral en charge du service de 1989 à 1991. Ce discours est marqué par une double volonté : la première est de renforcer les voies d'action et de contrôle du Premier ministre sur les services spéciaux et, par ce truchement, avoir à disposition un levier dans le champ diplomatique ; la seconde consiste à accorder aux services des moyens renforcés pour faire face aux enjeux de l'époque.

 

La réactivation du Comité interministériel de renseignement (C.I.R) par le décret du 20 avril 1989

Dès les débuts de la Ve république, le Comité interministériel de renseignement a été prévu par l'article 13 de l'ordonnance n°59-147 de 1959 portant sur l'organisation générale de la Défense nationale, Michel Debré fit un usage utile de ce comité, ayant pour fonction de faire dialoguer les différents services et ministres en charge du renseignement, sous l'autorité du Premier ministre. Rapidement tombé en désuétude au cours des années 1960, Michel Rocard a souhaité le remettre à l'ordre du jour, par le décret du 20 avril 1989. Il est vrai que François Mitterrand éprouvait un certain degré de défiance eu égard aux services spéciaux, notamment depuis l'affaire du Rainbow Warrior le 10 juillet 1985 qui coûta la mort de Fernando Pereira, membre de l'équipage de Greenpeace. Suite à ce scandale, le président Mitterrand avait tout fait pour contourner les services, et Michel Rocard vit dans ce désamour l'occasion d'étendre ses propres prérogatives. Avant ce décret, une discussion entre Michel Rocard et François Mitterrand au sujet des services spéciaux est entrée dans la postérité : le Premier ministre avait fait part au Président de sa volonté de réformer les services, lequel rétorqua avec un cynisme tout mitterrandien « Si ça vous amuse ! ». Pour autant, les réformes voulues par le Premier ministre furent bien reçues par les services et beaucoup saluèrent son intelligence et la pertinence des orientations prises. Ce dernier s'entoura alors de Rémy Pautrat, ancien directeur de la DST et de Philippe Petit, conseiller diplomatique. Michel Rocard explique lui-même dans un recueil d'entretien « Le point dont je suis le plus fier : ma réforme des services spéciaux. Elle m'a pris un temps gigantesque et nous a remis dans ce domaine à un niveau convenable, pour un bénéfice électoral qui était à l'évidence nul »[5].

Le discours prononcé lors de sa visite à la DGSE au boulevard Mortier, dans le bâtiment appelé communément « La Piscine » est donc l'occasion de faire un point sur le CIR. L'avantage du comité interministériel de renseignement est de permettre un dialogue fécond entre les services, d'éviter la guerre des chefs et de rendre possible le partage d'information et la mutualisation des moyens techniques et humains. En 1990, pas moins de cinq services de renseignement sont à dénombrer (le renseignement militaire est encore, à cette date, éclaté entre les différents corps d'armée) :

- la DGSE, créée en 1982 et héritière du S.D.E.C.E pour le renseignement extérieur

- la DPSD (1981)

- le renseignement intérieur était alors divisé entre la DST et le CRG

- la DNRED en était encore à ses balbutiements (créée en 1988)

La reprise d'activité du C.I.R est donc le moyen de coordonner les services, d'orienter leur action, sans pour autant procéder à une refonte structurelle inopportune et coûteuse. Sa structure est lâche et malléable, faite pour répondre aux besoins du renseignement moderne et il est convoqué directement par le Premier ministre, en regroupant les directeurs des services, ainsi que les ministres exerçant une tutelle (principalement Défense, Intérieur, Affaires étrangères et Economie). Michel Rocard veut faire du renseignement une arme de la modernité, en insistant notamment sur le caractère offensif des services, ainsi que l'inscription de leur action dans une stratégie de longue haleine.

 

Doter les services de renseignement de moyens plus importants pour faire face aux enjeux de l'époque

La visite de Michel Rocard à la D.G.S.E est aussi l'occasion pour lui d'annoncer des augmentation substantielle de moyen pour le service. En effet, Michel Rocard a mis en place un plan de développement quinquennal de renseignement, conçu par Rémy Pautrat et Claude Silberzahn pour avoir une vision à court et moyen terme des capacités, en accordant des efforts budgétaires importants pour l'année 1991. Le Premier ministre insiste dans son discours sur le nécessaire développement des techniques du renseignement moderne, à savoir le renseignement technique de source électromagnétique et de sources satellitaires. L'augmentation des capacités techniques passe par un nécessaire investissement dans la recherche, avec une augmentation de 25% pour les crédits d'investissement. Néanmoins, les services de renseignement français sont connus pour ne pas céder au tout technologique, à la différence des Etats-Unis, et Michel Rocard connait la valeur des hommes et des femmes voués au fonctionnement du service. Il pointe du doigt une mauvaise utilisation des ressources humaines, avec notamment des impasses et une mauvaise couverture géographique : il annonce ainsi l'ouverture de plus de deux cents postes, notamment en ayant recours aux fonds spéciaux[6]. La reconnaissance de la qualité des agents passe aussi par l'octroie d'une prime de risque supplémentaire de 950F mensuel dès 1991[7]. Il annonce également un nouveau statut hybride pour les fonctionnaires, en prenant en compte les contraintes de sécurité et de confidentialité, ainsi que le déblocage de crédit provisionnel.

Ce discours donne à voir, une fois n'est pas coutume, l'intérêt marqué que le Premier ministre porte pour les services de renseignement et sa traduction opérationnelle et budgétaire. Dans les mémoires de Claude Silberzahn, l'ancien directeur général explique : « Rocard est le seul Premier ministre à s'intéresser vraiment, dans toute la Ve République, aux services spéciaux »[8]. Cette relation est une fois de plus au cœur des rapports de force entre François Mitterrand et Michel Rocard. Enfin, le discours est teinté d'une modernité éclatante, tant il est transposable à la période contemporaine, marquée par la recrudescence des menaces terroristes et le durcissement du jeu entre les grandes puissances.

Benjamin Thibord (juin 2017)

Diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris

1. Ministre des Affaires étrangères du 7 décembre 1984 au 20 mars 1986, puis du 12 mai 1988 au 30 mars 1993.

2. Ministre de la Défense du 12 mai 1988 au 29 janvier 1991

3. Ministre de la Défense du 29 janvier 1991 au 9 mars 1993.

4. La dissolution de l'URSS est rendue officielle le 26 décembre 1991.

5. Michel Rocard et Georges-Marc Benamou, Si la Gauche savait, Paris, Robert Laffont, 2005, p. 283 et 293.

6. Les fonds spéciaux sont des crédits consacrés au financement d'actions secrètes liées à la sécurité intérieure et extérieure de la France.

7. Soit environ 200 euros en parité de pouvoir d'achat et en prenant compte de l'inflation en 2017.

8. Claude Silberzahn, Au cœur du secret 1500 jours aux commandes de la D.G.S.E, 1989-1993, Paris, Fayard, 1995, p.113.

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