Quelques lieux de mémoire de Michel Rocard
En hommage à Pierre Nora
Disparu le 2 juin dernier, Pierre Nora a marqué l'école historique française par ses travaux sur le sentiment national et les lieux où il s'incarne, et a joué un rôle éminent dans l'édition d'ouvrages majeurs d'histoire et de sciences sociales. Au milieu des années 80, la publication des "Lieux de mémoire" : la Nation, la Républiques, les France, représente l'apogée de cette double démarche, de recherche et de diffusion. En 1987, dans l'émission "Apostrophes" de Bernard Pivot, il avait d'ailleurs dialogué avec Michel Rocard (ainsi qu'avec l'écrivain Georges Conchon) sur les enjeux de cette question mémorielle.
En hommage à cet acteur important du débat intellectuel de la fin du XXe siècle, nous avons choisi d'évoquer quelques lieux - géographiques ou non - où s'incarne la mémoire de Michel Rocard.
Le Paris de Michel Rocard
Bien que plutôt associé aux Yvelines dont il a été l’élu pendant 30 ans, Michel Rocard n’a jamais vraiment cessé d’habiter Paris. Là où une large partie du personnel politique se vit, plus ou moins de façon fantasmée, comme provincial et ancré dans les territoires français – François Mitterrand avec la Charente ou la Nièvre, Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing en Auvergne ou Jacques Chirac et François Hollande en Corrèze –, Michel Rocard assumait cet ancrage, sans pour autant en faire un étendard.
Le Paris de Michel Rocard est en outre un Paris resserré. L’essentiel de son existence s’est joué dans un triangle dont la tête est l’Assemblée nationale et les deux pointes le Boulevard Saint-Michel à l’est et la rue Mademoiselle à l’ouest, du 6ème au 15ème, en passant par le 7ème.
Issu de la petite bourgeoisie intellectuelle parisienne, Michel Rocard a grandi autour de la rue d’Assas où habitaient ses parents – son père était professeur à l’École normale supérieure toute proche et sa mère dirigeait un foyer dans le 5ème arrondissement – et où se situe aussi l’École alsacienne où il fait ses études secondaires. C’est également à Assas qu’il fera son droit, en parallèle de Sciences Po qui n’est guère loin, à proximité de Sèvres-Babylone. Son adhésion aux Étudiants socialistes, puis au PSA, l’amène vers la rive droite où se situent les sièges historiques de ces deux partis, au 12 cité Malesherbes, puis rue Henner pour le PSA, à la frontière entre les plus populaires et plus ouvriers 9ème et 18ème arrondissements.
Devenu adulte, c’est boulevard Arago qu’il s’installe avec Geneviève, puis rue Bonaparte de 1959 à 1969. Le siège du PSU, où ils militent l’un et l’autre, n’est pas très loin d’un coup de Solex, au 81 rue Mademoiselle, puis au 9 rue Borromée. Avec Michèle, il emménagera ensuite boulevard Raspail où il restera jusqu’à Matignon. C’est d’ailleurs au 66 qu’est tournée l’émission « Questions à domicile » en 1985, où l’on découvre jusqu’aux tripoux dans le frigo Rocard, ainsi que la drolatique collection des comptes de la Nation qui égaient leur salon.
Ses bureaux politiques sont tout proches : d’abord au 214 boulevard Raspail, puis au 98 rue de l’Université avant le 266 boulevard Saint-Germain, et ce jusqu’aux années 2000. Il n’est ainsi qu’à quelques mètres de l’Assemblée nationale et du siège du Parti socialiste, d’abord 7 bis place du Palais-Bourbon puis au 10 rue de Solférino, où se fait une large part de sa vie politique et qu’il dirige de 1993 à 1994.
Le départ de Matignon n’en est pas vraiment un, puisque Michel Rocard installe son domicile tout proche au 14, cité Vaneau, et ses bureaux rue de Varenne, à deux pas de l’hôtel des Premiers ministres et dans le quartier des ministères. Une manière de préparer la transition vers la rive droite élyséenne, qui n’aura finalement jamais lieu… Mais après tout, Michel Rocard n’a été rivé qu’à la gauche ? De Paris ou d’ailleurs.
C’est vraiment à la retraite que Michel Rocard s’installera de manière plus permanente en dehors de Paris, d’abord à Bougival, puis à Saint-Rémy-L’Honoré, dans une campagne bucolique, à même d’accueillir la tribu féline et canine de son épouse Sylvie.
Difficile, dans ce florilège de lieux, témoins d’une vie mouvementée et faite de nombreuses ruptures et remariages, de tirer un lieu unique de la mémoire rocardienne. La synthèse – concept hautement socialiste – peut toutefois se faire à la croisée des chemins, près du PS auquel son nom reste lié, du 98 rue de l’Université et du 266 bd Saint-Germain qui ont accueilli ses locaux pendant si longtemps, du 66 bd Raspail, son logement le plus long et le plus célèbre, et de l’Assemblée nationale où il a passé tant d’années. C’est cette rose des vents qui s’appellera bientôt « place Michel-Rocard », au croisement du boulevard Saint-Germain, de la rue de Solférino et de la rue de l’Université.
Conflans-Sainte-Honorine, l'enracinement
Michel Rocard arrive à Conflans en 1976, avec la volonté de devenir député de la 3e circonscription des Yvelines et le souci de s'implanter localement pour disposer d'une base solide, dans la perspective de l'élection présidentielle. Conflans a des atouts : la proximité de Paris et des centres de décision majeurs en France, la demande insistante de la fédération rocardienne des Yvelines et de la section de Conflans, dirigée par Gaston Rousset, protestant et ex-PSU, riche (...) de 5 à 6 militants. Le tissu associatif de Conflans est vivace et très enthousiaste (parents d'élèves, enseignants, sport, culture). La ville est endormie, aux mains d'un maire de droite modérée (Berrurier). Elle dispose d'un tissu industriel apparemment puissant - une usine de 4000 salariés dans le domaine de la téléphonie - et fait survivre le secteur de la batellerie, emblématique.
L'arrivée de Michel permet d'espérer une nouvelle dynamique, et l'espoir d'implanter une sorte de modèle de démocratie de proximité, à base associative et fondée sur l'autogestion. Michel va, dès le départ, montrer un visage empathique et attentionné, très proche des gens, à un moment où l'arrivée au pouvoir du PS dans la municipalité devient crédible, voire probable. Il sera élu avec une section qui rassemblera plus de 60 membres, pour la plupart venus du milieu associatif et soucieux de relancer leur ville après 25 ans de gestion conservatrice « à la papa ». Michel sera très présent, s'appuyant sur sa notoriété de personnage national, en héritier de Mendès France. Il viendra toutes les semaines, rencontrera toutes les associations désireuses de changement.
Sa simplicité étonnera, car il est un personnage d'importance nationale, acceptant de se plier à toutes les obligations d'un élu local. Il aura à se confronter à la disparition de la principale usine de Conflans, et en mettant à la disposition de Conflans sa puissance et ses réseaux politiques. Réputé bon gestionnaire, il va faire grandir Conflans et il crée un microclimat de démocratie de proximité, une sorte de laboratoire du rocardisme.
Michel habite un petit appartement dans le quartier de Chennevières, il y réside souvent, notamment le lundi où il pratique le tennis au club local. Il nous permet d'inventer une galaxie associative, à base de délégation des événements culturels, sportifs, avec une véritable politique d'innovation sociale, pour l'autonomie des jeunes, l'insertion des handicapés dans les écoles et les lieux publics. Il mettra en valeur l'atout que représente la Seine en rénovant les berges sans oublier de protéger la tradition batelière, les espaces verts avec le parc du Prieuré, créera une piscine de grande qualité avec fosse de plongée, une bibliothèque-médiathèque remarquable un théâtre, des cinémas…
Michel sera maire de Conflans de 1977 à 1994, après sa défaite aux européennes où il me passera la main. Il sera deux fois ministre puis Premier ministre, marquant un style vraiment original un modèle de social-démocratie frappé du souci du respect de l'adversaire. Les Conflanais ne l'ont jamais oublié et nous avons poursuivi son œuvre : la ville a changé, elle est à la fois identitaire et moderne. Cet homme, souvent critiqué pour sa modération et son « technocratisme » avait trouvé son terrain d'élection : une ville où il fait bon vivre, un lieu de bonheur sans trahison de ses idéaux. C'était lui, un modèle de gouvernance et d'efficacité. Il continue à nous manquer.
Jean-Paul HUCHON
La Corse, forcément la Corse...
Bien sûr Michel ne m’avait pas attendue pour connaître la Corse… mais début juillet 2001, il la découvrait, mon île, différemment.
Pour ces quelques jours de vacances nous étions accompagnés par Sylvain Laloy (officier de sécurité de Michel de 1988 à 2010[1]).
Quelle heureuse période que ce début juillet en Balagne : grand bleu, soirée longue, rafraîchie par l’air de la mer, l’Ile Rousse plombée par les derniers rayons du soleil… ainsi nous prenions de la hauteur en partant vers mon village Monticello.
Je lui racontais mes souvenirs d’enfance, cette route non goudronnée, bordée de maquis et d’immortelles, et les odeurs si caractéristiques.
Arrivés au village, premier arrêt, le café et Jojo, et là aussi que des histoires de juke-box des années 60…et la vie du pays. Très vite Michel était débordé de questions, auxquelles il répondait toujours avec simplicité et gentillesse.
Le tour du village fait, je lui racontais les gens, les coutumes, les maisons où j’ai vécu… et pour finir l’endroit incontournable pour moi… le cimetière.
Dans les années 50-60, il n’y avait qu’une cinquantaine de tombes, dont la plupart en forme de petits autels… et là, avec quelques gamines nous allions jouer, nous cacher, goûter…jamais ce lieu ne nous faisait peur, et puis là-haut, la vue sur l’Ile Rousse, la mer suffisait à notre escapade.
Michel suivait, écoutait, semblait partager mes émotions et ma tendresse pour cette terre.
Le décor étant planté… il fallait que je lui présente mes amis.
On a commencé par aller visiter Françoise Hardy et Jacques Dutronc, qui avait le plus grand respect pour Michel.
Après un dîner tous les quatre, très festifs, et un grand tour d’horizon politique, Jacques nous conduisait dans son studio musical où nous chantions tout son répertoire… Michel était un peu perdu, mais il se prêta fort bien à cette immersion musicale (qui n’était pas son fort !).
La soirée suivante, nous étions avec Michel Fugain, et là, moins de chansons, mais beaucoup de questions sur l’Europe…. et l’international… et quelques jours plus tard, nous retrouvions Guy Bedos, niché sous Lumio, au bord de l’eau face à la citadelle de Calvi.
Autre caractère… mais toujours la politique en ligne de mire.
Qui dit la Corse dit aussi la mer… et là, mon merveilleux Pierrot Mariani prenait son bateau et nous pilotait soit vers Saint Florent, soit au-delà de Calvi. Rien à voir avec la Bretagne et son bateau à voile, mais…
Avec Pierrot, on sillonnait les vieux villages de Balagne, on rencontrait des gens exprimant leur regret de ne pas avoir vu Michel Président !!
En 2004, aux élections européennes en Corse, Michel battait des records de popularité – et je n’ai pas oublié cette réflexion qu’il évoquait : « c’est le département français qui a donné le plus de sang à la guerre de 14-18 ».
Les Corses lui ont bien rendu l’attention qu’il a portée à leur cause.
Depuis son premier séjour à Lozzari en 1968 où Edmond Simeoni lui avait longuement expliqué la Corse, jusqu’en 2014 où il décidait de reposer à Monticello, il a toujours gardé un regard attentif, et respectueux et bienveillant sur cette île, ô combien lieu de mémoire
Pace a Tutti
Sylvie ROCARD
[1] Sylvain avec lequel je reste en contact régulier, car un autre moment a scellé notre amitié…Les quinze derniers jours de Michel à la Salpêtrière, il passait tous les matins de 8h à 12h à l’hôpital, avant mon arrivée de 12h à 20h. Ce sont des moments que l’on n’oublie pas (il redoutait des visites non souhaitées).
Quand "Michel Rocard" était le titre d'un album de rock...
En 2002, alors que le PS est effacé du deuxième tour de la présidentielle pour la première fois depuis 1969, sort un drôle d’album intitulé "Michel Rocard". La jaquette nous montre une fête foraine au crépuscule, dans un sentiment mêlé de nostalgie et de décadence.
Le groupe La Blanche, qui l'a produit, reste aujourd’hui une référence du rock alternatif du début des années 2000, même s'il s’est séparé. De style électro-pop, le groupe lyonnais offre ici une musique originale loin des sentiers battus du rock commercial.
Surtout, l’album soigne particulièrement ses textes dans un style proche de Gainsbourg, de Thiéfaine ou de Bashung, comme le fera remarquer Michel Rocard lui-même.
En intitulant l’album "Michel Rocard", le groupe voulait rendre hommage aux politiques sociales de la gauche à l’égard des plus défavorisés. C’est ainsi le revenu minimum d’insertion qui a permis à ses jeunes membres de s’en sortir financièrement et d’éviter la misère. C’est sans doute aussi un clin d’œil nostalgique à une gauche qui s’efface alors du premier plan, mais qui a recherché et mis en œuvre des transformations sociales majeures. L’album sortira d’ailleurs avec l’aval de l’ancien Premier ministre qui leur écrira : « C'est superbe, toutes ces nouvelles chansons me paraissent excellentes... Je vous souhaite un immense succès. »
L’histoire du socialisme et du mouvement ouvrier y est en tout cas très présente. Ainsi, un des titres rend hommage au mouvement des Canuts, grève et insurrection sociale majeure des ouvriers de la soie lyonnaise en 1831. L’album est aussi plein d’humour comme en témoigne la chanson « La piscine ».
Si aujourd’hui le chanteur et leader du groupe, Eric La Blanche, a pris d’autres chemins – il est devenu auteur et dessinateur – il ne s’est pas vraiment éloigné des idées rocardiennes, peut-être sans même le savoir. Ainsi, il a sorti en 2022 un ouvrage consacré au « Connard » s’intéressant à la fois à leur art de la nuisance et leur absence de scrupules. N’est-ce pas Michel Rocard qui a dit : « En matière de grande catastrophe publique, toujours privilégier la connerie au complot. La connerie est à la portée de tous, c'est donc assez largement répandu. Le complot nécessite beaucoup d'intelligence et d'organisation, c'est très rare. »
Le lycée Michel-Rocard de Pouembout (Nouvelle-Calédonie)
Dans la représentation du monde de la culture kanak, le lien à la terre est fondamental. Le nom que l’on porte procède du nom du lieu d’où l’on vient. La topographie est aussi une généalogie. C’est pourquoi avoir donné le nom de Michel Rocard au lycée de Pouembout, en province Nord, est un geste de profonde signification.
Ce lycée est en effet une création directe des accords de Matignon en juin 1988. Michel Rocard avait été sensible, dans la longue nuit de négociation de ces accords, à la description très concrète qu’avait faite Jean-Marie Tjibaou de l’inégalité des chances pour le jeune kanak de la côte ouest ou de la côte est, qui ne pouvait poursuivre ses études secondaires après le collège qu’en allant à Nouméa – si toutefois il avait de la famille susceptible de l’accueillir. Il avait aussi retenu que les formations agricoles étaient principalement localisées dans le sud et le grand Nouméa alors que la production agricole et l’élevage venaient essentiellement de la brousse. Au titre des mesures de rééquilibrage, il fut donc décidé que l’Etat prendrait à sa charge la construction d’un lycée agricole en province Nord.
Rééquilibrage : c’est assurément un des deux principes cardinaux des accords de Matignon. Jean-Marie Tjibaou n’avait en effet consenti à différer de dix ans la tenue d’un référendum d’autodétermination qu’à la condition que ces dix années servent à améliorer la situation des kanak en matière de formation, d’exercice des responsabilités, d’intégration dans les circuits économiques, bref, préparent l’avènement d’un pays viable et capable de se prendre en charge par lui-même. Comme il aimait à le dire : « il n’est pas question de sortir par la grande porte de l’indépendance pour revenir par la petite porte du FMI. » Par la suite, les successeurs de Jean-Marie Tjibaou souhaiteront un allongement de cette période de rééquilibrage, de formation et de préparation à l’exercice de la souveraineté, mais l’esprit de la démarche n’a pas varié.
Le lycée agricole de Pouembout a donc ouvert le 15 septembre 1992, avec à l’époque quatre classes et un centre de formation professionnelle et agricole, comportant une exploitation d’environ 180 ha de surfaces fourragères, de grandes cultures, de maraîchage, de productions sylvicoles. Elle comportait aussi un troupeau de bovins allaitants de 40 mères de race Droughmasteret un rucher.
Dix ans plus tard, le développement urbain de la côte Ouest, avec la construction de l’usine du Nord sur le secteur de Koné et Pouembout conduit à transformer le lycée, qui accueille à partir de 2005 des classes d’enseignement général. Aujourd’hui, avec un peu plus de 1.100 élèves et près de 500 places d’internat, le lycée d’enseignement général, technologique et professionnel Michel-Rocard est un des établissements-phare de la Nouvelle-Calédonie, qui se définit comme « lycée de la Terre, lycée du Territoire ». Le 18 octobre 2016, quatre mois après le décès de Michel Rocard, le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, à l’instigation du leader indépendantiste Paul Néaoutyine, président de la province Nord, décide de donner le nom de l’ancien Premier ministre à cet établissement.
Sans doute y avait-il d’autres lieux, en Nouvelle-Calédonie, qu’habite la mémoire de Michel Rocard. Au centre culturel de Hienghène, en août 1988, il avait planté un cocotier à l’invitation de Jean-Marie Tjibaou qui l’accueillait en tant que maire de la commune et initiateur du réveil de la culture kanak avec le festival Mélanésia 2000 de 1975. À Nouméa, au centre culturel Tjibaou, auquel on accède par la « rue des Accords de Matignon », comme une sorte de reconnaissance de paternité du moment politique qui a permis la réalisation de ce centre, où se recueille et se transmet la culture kanak. Ce hall de l’aéroport de Magenta où, déchiré par l’émotion, il avait prononcé le discours d’adieu à Jean-Marie Tjibaou et Yeiwené Yeiwené assassinés. Sans oublier les timbres que l’Office des Postes de Nouvelle-Calédonie a consacrés à honorer son souvenir.
Mais au bout du compte, il est approprié que ce soit le lycée de Pouembout dont le nom incarne la mémoire de Michel Rocard en Nouvelle-Calédonie : parce que son projet pour ce pays était un projet d’émancipation et que l’éducation demeure le premier vecteur de l’émancipation.
Jean-François MERLE
Cette ligne "CSG", de votre bulletin de salaire ou de pension...
Difficile d’imaginer que, chaque mois, en recevant leur bulletin de salaire ou leur relevé de pension, salariés et retraités aient une pensée pour Michel Rocard… Et pourtant, sans lui, la configuration de la fiche de paie ou de retraite ne serait vraisemblablement pas la même. A cause de cette ligne « CSG » qui figure au nombre des retenues.
Difficile aussi, pour un homme politique, de penser que sa mémoire est associée à un impôt, ce qui est rarement gage de popularité. La postérité ne se souvient-elle pas plus facilement d’Henriette Caillaux tuant le directeur du Figaro Gaston Calmette que de la longue bataille de son époux Joseph pour l’institution de l’impôt sur le revenu ? En supprimant la vignette auto, en août 2000, Laurent Fabius a effacé sans hésiter le souvenir de Guy Mollet et de Paul Ramadier qui l’avaient instituée en 1956 pour financer le minimum vieillesse. Et saluons comme il convient la prudente sagesse d’Edgar Faure, ministre de l’Économie et des Finances du gouvernement Laniel en avril 1954, lorsque fut appliquée pour la première fois en France la TVA, qui n’a jamais fait de difficulté pour que la paternité en soit attribuée au polytechnicien Maurice Lauré, directeur général adjoint des impôts, plutôt qu’à lui-même…
Michel Rocard qui, quant à lui, a toujours revendiqué le progrès fiscal et social que représentait la CSG, aurait pourtant peut-être du mal à reconnaître sur son relevé de pension ce que cet impôt est devenu. D’une part, son taux était faible – 1,1 % en 1991 – en contrepartie du fait qu’il s’appliquait à la totalité des revenus, salariaux et non salariaux. Il est aujourd’hui de 9,2 % pour les revenus d'activité et les revenus du patrimoine et de placement, et de 3,8 à 8,3 % pour les pensions de retraite selon le revenu de référence. Beaucoup de ceux qui avaient combattu en 1990 la mise en place de la CSG ne se sont pas privés, en trente ans, d’en relever le taux. D’autre part, la CSG de 1991 était non-déductible de l’impôt sur le revenu, ce qui participait de son effet redistributif. Aujourd’hui, cette non-déductibilité n’est plus que partielle. Enfin, elle s’était accompagnée d’un allègement des cotisations salariales destinées à la branche famille, c’est-à-dire à prélèvement constant pour l’immense majorité des salariés, ce qui n’est bien sûr plus le cas aujourd’hui. Et puis, cerise sur le gâteau, la CSG conçue pour assurer un financement durable de la Sécurité sociale est désormais le plus souvent associée à la CRDS, créée pour assurer un remboursement à terme de la dette accumulée…
Pourtant, au moment où les partenaires sociaux et les pouvoirs publics réfléchissent en « conclave » à l’équilibre financier de la Sécurité sociale, et notamment de sa branche vieillesse, ne serait-il pas judicieux de regarder la ligne « CSG » de la feuille de paie avec en mémoire les principes posés par Michel Rocard : un financement de la Sécurité sociale qui ne repose pas uniquement sur le travail, des mécanismes de redistribution en lien avec la fiscalité, un allègement de certaines cotisations salariales pour un prélèvement constant ou du moins socialement acceptable ?