Alain Juppé revient sur sa mission, avec Michel Rocard, sur le Grand emprunt
-Connaissiez-vous personnellement Michel Rocard avant que ne vous soit confiée à tous deux la mission sur le grand emprunt ? Quelle image de lui aviez-vous avant la mission ?
Je ne le connaissais pas personnellement, mais je connaissais l’homme politique. Je n’avais pas eu de relation personnelle avec lui, mais j’avais de l’intérêt pour ce qu’il représentait à gauche et son cheminement entre le PSU et la social-démocratie. On peut dire qu’il avait fait du chemin depuis 1968. Comme député et ministre (ministre du Budget et porte-parole du gouvernement en 1986-1988, puis ministre des Affaires étrangères en 1993-1995), j’ai sans doute dû échanger et croiser le fer à l’Assemblée, ou ailleurs, mais je n’ai pas de souvenir d’une relation personnelle, comme j’ai pu en avoir avec d’autres responsables socialistes.
-Le travail dans le cadre de cette mission a-t-il été facile et harmonieux ?
L’idée de cette mission ne venait pas de nous, mais de l’Élysée, de Nicolas Sarkozy et de son entourage. C’était une façon de rebondir après la crise de 2008, afin de relancer l’investissement et l’activité économique du pays. Dans l’entourage de Nicolas Sarkozy, c’est Henri Guaino qui avait beaucoup appuyé cette idée et il avait lancé le slogan d’un emprunt de 100 milliards d’euros.
Quant au choix des deux responsables, c’est-à-dire Michel Rocard et votre serviteur, il est venu là encore de l’Élysée. Cela permettait de marquer un certain consensus gauche-droite sur le sujet, peu de temps après la stratégie d’ouverture, qu’avait voulue Nicolas Sarkozy en 2007.
À l’époque, j’avais été très brièvement ministre, mais battu aux législatives de juin 2007, j’avais dû quitter mes fonctions. Me consacrant à ma mairie de Bordeaux, j’étais donc disponible pour cette mission.
Le reste de la commission a aussi été composée par l’Élysée, même si nous avons pu donner notre avis. Il y avait des chercheurs, des universitaires, des chefs d’entreprises, mais pas de politique, à part nous deux. Nous avons travaillé vite et bien et avons pu rendre notre rapport le 19 novembre 2009. Nos propositions ont d’ailleurs quasiment toutes été validées par l’Élysée.
Nous avons ensuite piloté ensemble le comité de surveillance du programme d’investissements d’avenir qui s’est arrêté en 2016.
-Vous souvenez-vous de désaccords entre vous ?
Non, il n’y a pas eu de désaccord entre nous, au sein de la commission.
Il y avait même une assez grande convergence de vues. Il s’agissait de favoriser des investissements d’avenir, comme l’indiquait le nom du programme, en particulier dans les domaines de la recherche, de l’innovation, du numérique et du développement durable.
Nous avons néanmoins fait chacun des concessions. Je souhaitais intégrer dans le grand emprunt les financements des TGV, car comme maire de Bordeaux, c’était un point essentiel pour moi. Michel Rocard souhaitait, lui, que l’on y intègre le projet de canal Seine-Nord qui lui était aussi cher, comme ancien maire de Conflans-Sainte-Honorine, ville batelière. Mais nous avons dû abandonner chacun notre projet, car ce sont plutôt des projets d’infrastructures, alors que le grand emprunt se concentrait sur des projets disruptifs, comme on disait alors, centrés sur l’innovation, plutôt que des infrastructures traditionnelles.
-Pourquoi avoir choisi un grand emprunt faisant appel aux marchés financiers plutôt qu'à l'épargne des Français comme les célèbres emprunts Pinay ou Balladur ?
Ce n’était pas notre volonté, mais celle de l’Élysée et du gouvernement. L’idée du projet de grand emprunt n’était pas de solliciter l’épargne des Français, mais les marchés financiers qui étaient considérés comme plus aptes à répondre. Il y a eu des discussions sur le montant de ce grand emprunt. En effet, l’Élysée, et en particulier le conseiller Henri Guaino souhaitait un emprunt à 100 milliards d’euros. Mais après une discussion que nous avons eue avec le Trésor, nous avons estimé que c’était peser très lourdement sur l’endettement de la France. Donc, nous avons voulu plutôt 35 milliards.
-En 2014, vous avez choisi tous les deux de démissionner à la suite du transfert du pilotage du Grand emprunt vers le ministère de l’Économie. Pourriez-vous expliquer pourquoi ? Était-ce d’un commun accord avec Michel Rocard ?
Nous étions totalement d’accord, pour une raison de fond. Cela tenait à l’esprit même du grand emprunt. Nous ne voulions pas être pris dans les engrenages traditionnels, notamment budgétaires, pilotés par Bercy.
Nous voulions une pleine efficacité, des projets voulus par des jurys et pilotés par un commissariat à l’investissement. Le dispositif et le commissariat général ne dépendaient pas d’un ministre. Si Bercy prenait la main, dans les arbitrages budgétaires, le budget en tiendrait compte pour compenser et couper dans les budgets des ministères.
Arnaud Montebourg, en devenant ministre, s’est mis en tête de rattacher le commissariat général au plan et le grand emprunt à son super ministère. Cela nous a paru comme une trahison de l’esprit de 2009. Notre démission a en tout cas été efficace, car le gouvernement Valls a maintenu le rattachement à Matignon. Nous avons donc repris la co-surveillance de la commission.
-Comment travaillait ce comité de surveillance du programme d’investissements d’avenir ?
Nous nous réunissions deux-trois fois par an, et nous demandions entre temps des comptes rendus précis à la commission pour que les projets ne se perdent pas dans les sables. Nous avons travaillé en harmonie avec des opérateurs publics comme l’ADEME, BPI France, l’ANR. Nous avons pu constater parfois que la mise en place de la contractualisation était assez longue. Nous souhaitions donc garder la pression pour que cela ne s’enlise pas. Il faut souligner l’excellent soutien des commissaires à l’investissement René Ricol, puis Louis Gallois et Louis Schweitzer.
J’ai quitté le comité en 2016 pour me lancer dans la primaire de la droite à l’élection présidentielle.
-Michel Rocard était alors Ambassadeur pour les pôles, est-ce que cela a eu une influence sur les discussions au sein de la commission ?
Non, je ne me souviens pas que la question des pôles soit rentrée dans la discussion.
-Votre expérience de Premier ministre à tous les deux vous a-t-elle été utile dans la conduite de cette commission ?
Nous avions tous les deux en tête, pour avoir bien connu les rouages ministériels, que si on se mettait dans les tuyaux classiques, cela s’enliserait. Donc, nous avons voulu construire quelque chose d’original. Cela nous a bien sûr valu les critiques de Bercy, mais aussi de la Cour des Comptes. En effet, cela passait pour une infraction au principe de l’universalité budgétaire, car une recette était affectée vers une dépense. Mais nous avons tenu bon, et après le premier programme, il y en a eu 4 qui ont suivi.
-Comment voyez-vous les conclusions de la mission plus de 15 ans après ?
C’est, à mon sens, plutôt une réussite. Beaucoup de projets ont été menés à bien dans le domaine des « investissements d’avenir ». Il y avait cinq domaines prioritaires : l’enseignement supérieur, la recherche, le développement durable, le numérique et les filières industrielles et les PME.
Sur le plan de la recherche, on peut noter en particulier le succès des IDEX : initiatives d’excellence pour porter les universités et les centres de recherche à un niveau de visibilité internationale. Il y a ainsi eu un IDEX à Bordeaux qui s’est inscrit dans le cadre de la fusion des universités bordelaises. J’ai été particulièrement attaché à ce que ce projet soit mené à bien.
Les IDEX ont permis aussi la montée en puissance de Paris-Saclay, aujourd’hui saluée comme une réussite et l’un des meilleurs pôles universitaires mondiaux. (12ème place selon le classement de Shanghai en 2024). En 2009, il n’y avait que 3 universités françaises dans les 100 premières, dont la première française à la 40ème place. Il y a eu ensuite les I-SITE (Initiative-Science-Innovation-Territoires-Économie) qui ont également découlé de ce rapport sur le grand emprunt.
À l’heure où les débats autour des énergies fossiles n’ont jamais été aussi forts, on a anticipé en promouvant les technologies décarbonées et les nouvelles générations de réacteurs nucléaires. Cela a aussi favorisé l’innovation française dans des domaines où elle était à l’époque nettement en retard, comme le développement du numérique. Enfin, les investissements d’avenir ont contribué au secteur de la santé avec la création des instituts hospitalo-universitaires. Au total, ce sont 70 milliards d’euros d’investissement engagés et réalisés.
- En 2010, Pourquoi avoir souhaité faire un livre de dialogues avec Michel Rocard. Qui en a eu l'idée et que représente pour vous ce dialogue ?
Le livre fut complètement déconnecté de la mission Grand Emprunt. Au fil du temps, des relations personnelles et même amicales se sont forgées entre nous. Bernard Guetta nous a fait part de sa volonté d’écrire ce livre de dialoguesen 2010. Nous sommes allés pendant trois ou quatre mois, une fois par semaine, au domicile de Bernard Guetta qui nous a interrogés sur notre engagement politique, nos convictions. Nous dialoguions ainsi autour d’un bon whisky. En règle générale, après la question de Bernard Guetta, Michel Rocard prenait la parole, refaisait l’histoire de la social-démocratie depuis des temps immémoriaux, puis j’essayais de faire le lien.
Le livre a permis de montrer que nous avions des points de convergence réels et nombreux, notamment sur l’Europe. Nous rejetions aussi, tous deux, l’hubris, l’extrémisme, l’outrance politique, à gauche comme à droite, et prônions la vertu de la modération, que je fais pour ma part remonter jusqu’à Montesquieu.
Ce n’était pas la confusion pour autant. Nous avons conclu que j’étais gaulliste et lui socialiste et que ce n’était quand même pas la même chose. Toutefois, le titre un peu compliqué du livre n’a pas contribué à son succès : La politique telle qu’elle meurt de ne pas être.
-Faut-il y voir, selon vous, la matrice du bloc central » comme on l’appelle maintenant, ou s’agit-il plutôt d’une entente circonstanciée ?
Je ne suis pas sûr que ce soit la matrice du bloc central. Après 2016, je suis de toute façon sorti du jeu politique national et Michel Rocard aussi, par son décès. Je ne suis pas sûr que notre dialogue ait eu de l’influence sur le macronisme. Mais cela participait néanmoins d’une évolution générale qui cherchait à transcender les partis et les clivages politiques. J’avais d’ailleurs déjà participé moi-même à des convergences politiques aboutissant à la naissance de l’UMP en 2002, l’union de la droite et du centre autour de la candidature de Jacques Chirac.
Propos recueillis par Pierre-Emmanuel GUIGO, membre du Conseil scientifique de MichelRocard.org
8 avril 2025